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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

danger, lorsque tout à coup le navire se trouva seul sur la rade, et nous seuls aussi sur le rivage. Qu’était-il donc arrivé ?

Marchais, le rude Marchais, Vial, Lévêque et Barthe étaient presque inquiets ; Petit mâchait son tabac avec plus de précipitation, et nous-mêmes nous suivions avec inquiétude, à l’aide de nos longues-vues, les mouvements des embarcations sur les côtes voisines. Nous ne comprenions rien à cette retraite précipitée et sans motif. Comme elle semblait nous cacher un piège contre lequel il était sage de se tenir en garde, Petit, dès lors, demanda la permission de rester toujours à terre, car il voulait, disait-il, figurer à la première contredanse.

— Que ferons-nous s’ils viennent ! répétait-il à chaque instant.

— Nous attendrons qu’ils nous attaquent.

— Et après ?

— Nous nous défendrons, et nous verrons bien à qui restera le terrain.

— Croyez-vous que ces mangeurs de tripes de poisson soient assez bons enfants pour se toiser avec nous ?

— Je ne le pense pas.

— Alors pourquoi ont-ils pris leur volée ?

— C’est ce que nous saurons bientôt.

— Vial, Barthe, Marchais et moi nous resterons à terre : ce sera assez de nous quatre pour eux tous. Hier j’ai voulu essayer mes forces avec le plus robuste d’une bande qui a débarqué de l’autre côté de l’île ; en deux coups de temps il a pris un billet de parterre, où il figurait admirablement un crapaud de la plus belle espèce.

— Tu auras fait encore quelques sottises.

— Si on peut dire ! Demandez à Vial, qui est venu un moment après, et qui en a jeté trois à l’eau d’un seul tour de main.

— Comment ! vous vous êtes battus ?

— Du tout ; demandez à Marchais, qui a brisé les côtes à deux des plus bavards de la bande.

— Ainsi donc il y a eu rixe générale ?

— Mais non ; demandez à Barthe qui, avec un débris d’aviron, a démonté le reste. Nous nous sommes conduits comme de vrais agneaux, comme d’innocents mérinos.

— Nul doute maintenant ! voilà la cause de leur fuite.

— Pour si peu de chose ? allons donc ! ils mangent des tripes de poisson, mais ils ne sont pas si bêtes que vous dites.

En effet, un combat avait eu lieu entre nos quatre vigoureux lurons et une vingtaine de naturels, et je devais penser que c’était là la cause de leur disparition subite. Un motif plus puissant avait éloigné les insulaires. À l’horizon venaient de se montrer les mâts pavoisés du roi de Guébé, et, pareilles à des étourneaux qui fuient, effrayés, le vol rapide du milan,