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voyage autour du monde.

toutes les populations voisines s’étaient réfugiées dans leurs impénétrables forêts et au sein de leurs montagnes.

— Tiens, dit Petit en regardant au large, voilà mon sapajou de monarque en robe de chambre ! J’ai toujours grand plaisir à voir près de moi ce beau gabier ; qu’il soit le bienvenu !

— Que le diable l’emporte !

— Le diable n’en voudrait pas, monsieur ; il lui ferait peur. Savez-vous ce que vous devriez faire si vous étiez bon enfant ?

— Quoi donc !

— Vous emparer de ce bijou quand nous lèverons l’ancre, le bien mijoter à bord pendant tout le voyage jusqu’à noire arrivée à Toulon, et me le donner ensuite, en récompense de mes bons services et de ma misère.

— Eh ! qu’en ferais-tu, imbécile ?

— Je le mettrais dans une jolie cage que je ferai bâtir à l’aide de mes économies et des 25 francs d’étrennes que vous me donnerez en débarquant ; je le mettrais dedans, absolument nu, et je le montrerais à mes compatriotes, en promettant une récompense honnête à celui qui dirait si c’est un homme ou une bête, un chrétien ou un singe. Dieu ! quels cigares je fumerais si j’avais ce trésor ! Tenez, tenez, le voilà qui mouille à tribord de la corvette. C’est tout de même un fameux gabier ; il a du front et il sait manœuvrer.

Les caracores venaient en effet de jeter l’ancre, et un quart d’heure après, la plus grande partie des Guébéens nous serraient la main sur la plage.

Quel peuple que ce peuple guébéen ! quel roi que cet intrépide chef d’effrontés pirates dont il faut bien que je vous parle encore ! À leur approche, tout fuit, tout tremble, tout se disperse, tout se cache ; la mer sans pirogues, la côte sans habitants, les insulaires sans repos ; le loup rôde autour de la bergerie, mais un loup rapace, affamé, dont rien ne peut apaiser la faim dévorante, et à qui ses hardis louveteaux prêtent un si utile secours.

Cette fois il avait avec lui deux de ses ministres et plusieurs de ses grands-officiers qu’il était allé chercher dans sa capitale. Au coucher du soleil, il fit dresser son couvert à terre sur une sorte de tapis indien, où l’on plaça quelques assiettes de Chine, plusieurs vases contenant une liqueur légèrement colorée de jaune et fort âpre. Ses deux ministres, un officier et lui s’assirent à terre et mangèrent du riz, quelques légumes, des bananes et une pastèque. Avant le repas, ils s’agenouillèrent et marmottèrent en psalmodiant plusieurs phrases entrecoupées de reniflements ; la cérémonie achevée, ils mangèrent de fort bon appétit. J’ai remarqué que, dans le groupe des officiers subalternes qui dînaient près de là, on ne fit aucune prière avant de s’attabler, et comme j’en témoignais ma sur-