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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

prise au roi, celui-ci me donna fort bien à entendre que de pareils hommes n’étaient pas faits pour avoir un Dieu, et que plus tard peut-être ils jouiraient de ce privilège, réservé seulement aux braves de premier ordre. Hélas ! l’orgueil du roi guébéen est-il donc si ridicule ? n’y a-t-il donc que lui dans le monde qui ait créé une religion ?

Le repas dura une demi-heure au moins ; ils prenaient leurs vivres avec leurs doigts, buvaient tous dans le même vase ; et Petit augura avantageusement de ce peuple, qui était assez bien élevé, disait-il, pour ne pas manger des tripes de poisson.

Après son frugal repas, le monarque guébéen se leva le premier, et, venant à moi qui achevais de dessiner la scène, il reconnut mon brave matelot, auquel il présenta cordialement la main. Celui-ci la serra comme dans un étau, et, tout fier de ce témoignage d’amitié :

— Très-bien, lui dit-il ; et vous ? Parole d’honneur, je vous trouve moins laid que l’autre jour.

Le roi répondit quelques paroles inintelligibles, et Petit, feignant d’en avoir compris le sens :

— Je veux bien, dit-il, ne fût-ce que pour savoir si ça peut soûler.

Aussitôt, et sans plus de façons, le matelot goguenard s’empara du vase qui était encore sur la nappe, l’approcha de ses lèvres, et avala plusieurs gorgées de la liqueur qu’il contenait, sans se soucier le moins du monde de la grimace de mécontentement que faisaient leurs officiers.

— Ça ne vaut pas deux sous, dit Petit en se débarrassant du vase ; c’est amer comme chicotin, et si ça ne soûle pas, ça ne vaut pas deux liards. Il ne manque plus à ceux-ci que de manger, comme les autres, des tripes de poisson.

Mais la nuit nous força à nous séparer ; nous rejoignîmes nos hamacs suspendus aux cases sur pilotis, et les Guébéens retournèrent à leurs caracores.

Le lendemain, la corvette était de nouveau seule au mouillage, et le roi de Guébé avait disparu. Il se montra deux jours après, avec un riche butin fait à Waigiou, et il apporta une belle collection d’oiseaux de paradis, dont il fit galamment hommage à notre commandant, en lui demandant toutefois en échange quelques morceaux d’étoffe, de la poudre et un fusil. Les cadeaux d’un pareil homme devaient ressembler à un emprunt.

Nous n’avions pas vu une seule femme à Rawack, et nous n’en éprouvions guère de regrets, car l’harmonieuse charpente des hommes nous faisait pauvrement augurer de celle de leurs chastes et sauvages moitiés ; mais le vautour guébéen nous procura cette petite distraction en nous amenant une jeune fille de quatorze à quinze ans qu’il avait volée je ne sais où, et qu’il avait eu l’impudence, en nous la proposant à vendre, de nous présenter comme la femme d’un de ses officiers. Il mentait, le misérable, et l’officier qui acceptait le rôle de mari était plus méprisable encore,