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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

d’ébène, ses mains petites, ainsi que ses pieds, mais ses bras et ses jambes un peu grêles.

J’avais à peine achevé mon croquis qu’une rafale terrible, pesant sur la tente, la renversa et nous ensevelit sous ses mille plis. Je ne pus m’empêcher de me rappeler la fable de Mars pris sous les réseaux de fer de Vulcain, et je suis bien sûr que mon ignorante compagne ne fit pas les mêmes réflexions.

Cependant, nos travaux étant achevés, nous levâmes l’ancre, et dîmes adieu à cette terre si féconde dont on pourrait tirer de si précieux avantages. Le roi de Guébé nous vit déployer nos voiles avec quelque regret, car la veille il avait fait mine de vouloir nous surprendre la nuit et de nous attaquer pendant notre sommeil. Mais nos préparatifs de défense le tinrent en respect ; tous ses guerriers, descendus sans armes, en furent pour leurs belliqueuses intentions. Quant à la jeune fille, elle tendit ses mains vers nous, en implorant notre pitié. Un des officiers du roi s’en aperçut, s’approcha d’elle, la poussa du pied sur le flot qui battait la plage, leva le bras, fit tournoyer un casse-tête… et la pauvre enfant ne souffrit plus.

Hélas ! à peine au large, notre cœur se serra à une douleur autrement amère : M. Labiche, un de nos lieutenants, mourut sous les atteintes d’une horrible dyssenterie. Officier plein de mérite, bon, indulgent, il était adoré des matelots et chéri de ses camarades…

— Ah ! nous dit-il quelques instants avant d’expirer, mes pressentiments ne me trompaient point au départ ! Mon père est mort dans un voyage autour du monde, mon grand-oncle mourut comme lui, et moi, je vais les rejoindre sous les flots… Adieu, mes amis, adieu ! pensez à moi et dites à ma pauvre mère, en arrivant en France, que ma dernière parole a été pour elle et pour mon Dieu.

Les vergues mises en pantenne se redressèrent parallèles ; le vent enfla les voiles, et nous poursuivîmes notre route.

Bientôt parurent à l’horizon les Anachorètes entourées de récifs dangereux ; puis devant nous les mille îles découvertes par Bougainville, puis encore les Carolines, les bienheureuses Carolines, basses, riantes, paisibles, jetées comme un bienfait, comme une pensée céleste au milieu de ce vaste Océan peuplé de tant de farouches naturels. Voyez, voyez ! les pros-volants fendent l’air ; ils nous suivent, nous atteignent, nous accostent, nous entourent.

— Loulou ! loulou ! (du fer) nous crie-t-on de toutes parts, et les insulaires montent à bord, inquiets, mais impatients de tout voir, de toucher à tout. Ces peuples navigateurs dont je vous parlerai bientôt, car je dois voyager avec eux, vivent là, sous ces belles plantations, sans querelles au dedans, sans guerres au dehors ; braves, humains, généreux, beaux par le corps et par l’âme, souriant à une caresse, à un témoignage d’af-