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voyage autour du monde.

fection ; sautant comme des enfants à qui l’on vient de donner des joujoux ; acceptant une bagatelle avec la plus vive reconnaissance, la nouant au cartilage allongé de leurs oreilles, qui leur servent de poches ; mais vous offrant toujours en échange des pagnes élégants, des hameçons en os, des coquillages magnifiques, craignant de se montrer moins généreux que vous, non par orgueil, mais par bonté. Oh ! voilà enfin des hommes comme l’on est heureux d’en trouver sur son passage ! voilà des cœurs nobles et dévoués ! Laissez faire la civilisation, et vous verrez ce que deviendront bientôt ces îles fortunées contre lesquelles nos vices voyageurs ont été jusqu’à présent sans puissance. Nous aurions bien voulu mouiller pendant quelques jours dans cet archipel parfumé, car nous manquions d’eau douce ; mais toutes ces îles sont sans port, et c’est peut-être à cette étrange et heureuse circonstance qu’elles doivent d’être restées pures et libres au milieu de tant de corruption et de cruauté.

J’avais souvent entendu dire que les pros-volants des Carolines étaient des embarcations taillées de telle sorte qu’à l’aide d’une voile triangulaire en pagne, deux balanciers et un pilote gouvernant avec le pied, on coupait, pour ainsi dire, le vent. Eh bien ! ce qui me paraissait alors une ridicule exagération des voyageurs, devint à mes yeux une éclatante vérité, et c’est un des phénomènes nautiques les plus curieux à observer que ces hardis insulaires, debout ou accroupis sur leur pros plein d’élégance, se jouant des vents, triomphant de la violence des moussons, et passant, comme de rapides hirondelles, au milieu des courants et des récifs les plus dangereux et le plus étroitement resserrés. Que leur importe à eux qu’une embarcation chavire ! ils sont là pour la relever, ainsi qu’on le ferait chez nous dans un bassin tranquille et à l’aide de nos palans et de nos grues. Quant à ces hommes aussi intrépides qu’intelligents, ne craignez rien pour leur vie ; la mer est leur élément ; le courroux des tempêtes, leur délassement le plus désiré, et l’on ne comprend pas tant de souplesse et d’agilité au milieu d’obstacles si multipliés et si imprévus. Le Carolin est un homme, un poisson et un oiseau à la fois.

Tous les individus qui montèrent à bord se faisaient remarquer par une taille gracieuse et des mouvements pleins de liberté. Il y avait de la noblesse dans leur démarche, de l’expression dans leurs gestes, du vrai rire dans leur gaieté d’enfant. Pourtant il était aisé de reconnaître, même dans leur empressement à venir à nous, qu’un douloureux souvenir leur commandait une grande défiance. Braves gens, qu’un capitaine sans foi ni pitié aura trompés et poursuivis au milieu de leurs joies ! Deux des insulaires qui nous firent visite, et pour lesquels les autres semblaient montrer quelque déférence, avaient sur les cuisses et sur les jambes des tatouages ravissants dessinés avec une régularité parfaite : c’étaient deux demi-chefs, deux demi-rois, et ils n’eussent pas eu cet ornement en usage chez tant de peuples, qu’il eût encore été facile de