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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

reconnaître leur supériorité à la noblesse de leurs manières, à leur haute stature et à leur force musculaire. Un pagne étroit couvrait les reins de chaque individu, et tout le reste du corps était sans vêtement. Quelques-uns avaient aussi des colliers faits avec les folioles de cocotier, et des bracelets coquets tressés avec un art infini.

Un groupe de cinq ou six naturels, sans doute pour payer leur bienvenue et notre bon accueil, se mit à danser, et je ne saurais vous dire tout ce qu’il y avait d’amusant et de curieux dans cette petite fête si courtoisement improvisée.

Cependant nous naviguions à l’aide de petites bouffées presque imperceptibles ; mais un grain à l’horizon nous annonça de la pluie. Nous manquions d’eau, et, afin d’en ramasser au moment de l’averse, nous dressâmes nos tentes, et allâmes chercher dans la batterie quelques boulets pour jeter sur la toile et faire entonnoir. À l’aspect de ces projectiles portés par les matelots, les Carolins, effrayés, poussèrent des cris sinistres et semblèrent nous accuser de trahison. Nous eûmes beau leur prodiguer de nouvelles et ferventes caresses, ils bondirent sur le bastingage, s’élancèrent dans les flots comme des plongeons, et rejoignirent à la nage leurs embarcations au large.

L’archipel des Carolines s’effaça bientôt à l’horizon, je le perdis de vue avec un serrement de cœur qui m’accompagna bien avant dans la traversée, et cependant je ne savais pas encore tout ce que je devrais de reconnaissance dans l’avenir à l’un des plus puissants rois de ces îles, où vit en paix jusqu’à présent le peuple le plus beau, le plus doux, le plus généreux de la terre.