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XXIV

COUP D’ŒIL RÉTROSPECTIF

Quand le présent est triste, quand l’avenir se décolore, on ne peut guère trouver de consolation que dans ce qui a fui, dans ce qui n’est plus.

En mer surtout, le passage est rapide et prompt de la joie à la tristesse, de l’ivresse au désespoir. Ce qui chez vous, citadins, est noblesse, courage, grandeur d’âme, est ici chose simple, commune et de tous les jours. L’homme n’a pas changé, mais bien l’élément : voilà tout.

Qu’avez-vous à craindre dans vos demeures, sur vos couches moelleuses ou dans vos promenades sablées ? Un bruit importun de voitures roulant l’orgueil et la paresse, la visite d’un ennuyeux, une querelle de jeune fille jalouse et irritée, grondant peut-être afin de se raccommoder avec vous ; la secousse d’un piéton maladroit qui vous coudoie en saluant du regard ou du sourire une vieille douairière se pavanant dans ses soieries, ou bien une entorse contre un pavé mal nivelé, ou les éclaboussures d’un coursier au galop…

Mais en mer, ô mes amis ! les contrariétés se dessinent plus tranchées et s’accumulent plus actives et plus menaçantes. C’est une bourrasque qui vous fait sautiller comme l’eau qui bout, et bondir comme un ballon ; c’est un calme plat qui vous énerve, qui vous abrutit, pour ainsi dire, dans une inactivité assoupissante ; c’est aussi une roche sous-marine qui entr’ouvre votre navire frétillant et vous réveille au milieu d’un rêve consolateur ; c’est la tempête avec ses hurlements ; c’est la trombe avec ses ravages ; c’est le chaos avec ses ténèbres… À la bonne heure ! il y a là