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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

matière à réflexion, il y a là sujet raisonnable de délassement, de craintes et de plaisirs.

Essayez de cette vie de marin dont je vous parle, essayez-en pendant seulement quelques mois, au sein de certaines mers que je vous montrerai du doigt, et nous verrons qui de nous deux sera plus excusable de chercher, comme on dit vulgairement, à tuer les heures, lesquelles, en dépit du soleil, ne marchent pas toutes avec la même rapidité.

Le ciel aussi a ses caprices ; ce n’est pas toujours son azur qui le fait bleu ou ses nuages qui l’assombrissent, mais bien nos humeurs et nos passions.

Voyons où me jetteront les pensées qui m’assiégent en ce moment : raison ou folie, il faut que j’écrive ; le sillage est tranquille, mes pinceaux sont oisifs en présence de cet immense et silencieux horizon qui me cercle ; armons-nous de la plume et rétrogradons. La route à faire me paraîtra peut-être moins lourde en face de ce que j’ai parcouru. C’est en quelque sorte un élan favorable à la lutte qui va s’engager.

Un regard donc vers ce passé.

Il y a certes grand profit, après une relâche, à se recueillir dans les impressions que l’on a subies, à les analyser, à les comparer à celles qui les ont précédées, à en tirer les conséquences les plus rationnelles, et à se faire de tout cela une règle invariable pour l’avenir.

Là seulement est la vraie morale du voyage, là seulement en est la juste appréciation.

Un rapide coup d’œil sur les divers repos de cette longue et pénible campagne nous fera, je le pense, mieux apprécier ce qu’il y a de sensé dans cette façon de juger les faits accomplis. L’aridité n’est que dans l’inutile.

Gibraltar, sur l’extrémité la plus méridionale de l’Europe, m’aida à comprendre que toute lumière vivifiante vient du centre, et que, plus les rayons divergent, moins ils éclairent, moins ils réchauffent. Gibraltar, en face du Mont-aux-Singes, s’imprègne de l’Afrique et reflète imparfaitement une terre de civilisation et de progrès. L’agiotage y trône sur toutes les places publiques ; la misère, la honte, le libertinage et la paresse s’y promènent et s’y endorment tour à tour, pleins de mépris pour le jour qui vient de passer, insouciants pour celui qui se lève, et le grand pavillon britannique ne flotte que sur l’abrutissement.

Deux pas vers le nord, ce sont des cités commerçantes ; deux pas au sud, ce sont des huttes, des voleurs, des pirates, des assassins. Je quittai Gibraltar avec un sentiment de tristesse, car j’anéantis là une de mes douces chimères, à savoir, que la force ne devrait exister qu’appuyée sur l’industrie et le bien-être du plus grand nombre.

Ténériffe m’offrit bientôt un spectacle plus effrayant encore. C’était toujours une Espagne, mais une Espagne sans avenir, puisqu’elle luttait