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voyage autour du monde

bras pour vous conduire à travers toutes les régions jusqu’à la petite île Campbell, la terre la plus rapprochée de l’antipode de Paris, je me suis presque engagé à vous faire connaître quelques-unes des légions d’habitants de ces mers si vastes, si terribles dans leurs colères et surtout dans leurs calmes. C’est bien le moins aussi que je vous dise la vie et la mort du puissant monarque qui règne sur tant de sujets. Faisons taire notre orgueil plébéien, et parlons d’un roi. Le drame est là avec son sang et ses terreurs.

Une histoire épisodique des chasses de la baleine, avec ses dates précises et les divers instruments propres à cette guerre si dangereuse, serait un des livres les plus utiles aux explorateurs de toutes les mers polaires, et pour exciter le zèle de quelque écrivain patient et consciencieux ; je me hâte d’ajouter que ce serait aussi une spéculation fort lucrative. Tant de gens sont intéressés à cette étude, et sur les navires les heures passent si lentes et si assombries !

Je ne me suis point imposé cette tâche laborieuse ; mais avant de dire le drame où le pêcheur joue un rôle si hasardeux, que je vous apprenne encore que l’homme et l’espadon ne sont pas les seuls ennemis redoutables donnés par le ciel à la baleine. Au sein des climats les plus âpres, elle trouve encore, alors que la vieillesse la détruit, ou quand de récentes blessures épuisent ses forces, un adversaire qui ose la poursuivre jusque dans son élément. Cet adversaire audacieux et terrible, c’est l’ours blanc, tristement assis sur les plages neigeuses ou voyageur aventureux sur les montagnes de glaces où il s’est perché comme en un observatoire. À l’aspect de la baleine qui succombe et de celle qui, jeune encore, n’a pas essayé ses forces dans de rudes combats, l’ours marin s’élance au sein des flots, ardent, impétueux, vorace, souvent affamé ; il nage, il atteint le monstrueux cétacé, il s’attache à ses flancs qu’il déchire, qu’il met en lambeaux jusqu’à ce que la douleur forçant la baleine à une légitime défense, une ardente lutte s’engage entre les deux champions. C’est alors une rencontre à mort, car il y a rage des deux côtés : le quadrupède remonte à la surface, s’abrite derrière un roc glacé, reparaît, s’élance de nouveau jusqu’à ce que le monstre gigantesque, le heurtant de sa tête ou le broyant sous une flagellation de sa vaste queue, le livre en pâture aux oiseaux de proie et aux voraces poissons de ces mers tempétueuses.

Si l’on se demande pourquoi il a été reconnu que les baleines boréales sont incontestablement plus brutales, plus tracassières que les baleines australes, et pourquoi ces deux espèces le sont beaucoup plus aussi que celles qu’on poursuit çà et là dans des régions tempérées, peut-être ne sera-t-il pas difficile d’en trouver une raison logique dans les rapports des climats avec les diverses natures qui enrichissent les mers et les terres. Ne sait-on pas que les lions et les tigres de Nubie, de l’Atlas, du Caucase et du grand désert de Sahara sont indubitablement plus féroces que