Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/389

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
325
voyage autour du monde

1789, trente-deux navires hambourgeois sillonnèrent le détroit de Davis, les côtes du Groënland, et dans des courses très-productives, contribuèrent avec les autres peuples à chasser plus loin encore vers le pôle les monstres qui jusque-là se promenaient plus près de nous sans fatigue ni combats. Ainsi toutes les nations de l’Europe parurent animées du même désir, toutes celles surtout dont la mer frappait les côtes se firent une concurrence outrée, jusqu’à ce que les nombreux malheurs signalés eussent mis un frein à cette ardeur insatiable de pèche, de laquelle l’industrie tirait de si précieux avantages.

La baleine franche se nourrit de crabes et de mollusques ; ces animaux, dont elle fait sa proie, sont très-petits : aussi leur grand nombre compense-t-il le peu de substance qu’ils fournissent. Les mers fréquentées par la baleine en sont tellement infestées qu’elle n’a qu’à ouvrir la gueule pour en prendre des milliers. La maigreur des baleines dans les eaux où ces mollusques sont très-rares atteste que c’est là en effet la véritable nourriture de ces monstrueux cétacés. À quelque distance que la baleine doive aller chercher son aliment, elle franchit avec une si grande rapidité l’espace qui l’en sépare, qu’elle laisse derrière elle un large et profond sillon, sa vitesse étant supérieure à celle des vents alisés. En supposant que douze heures de repos lui suffisent par jour, il lui faudrait quarante-quatre jours pour faire le tour du monde en suivant l’équateur, et vingt-quatre jours en suivant le méridien. Puisqu’un boulet de quarante-huit parcourt l’espace avec une extrême rapidité et que son volume est au moins six mille fois plus petit que celui de la baleine, la force du boulet n’est donc que le soixantième de la force du géant des mers ; donc encore le choc produit par le cétacé est soixante fois plus terrible, et cependant cette vitesse n’est point évaluée d’après la plus grande rapidité de la baleine : l’éclair seul peut être comparé à sa marche, lorsqu’une vibration de sa vaste queue et les élans simultanés de ses deux nageoires la font disparaître aux regards. Cette rapidité et cette force expliquent comment, lorsque l’animal blessé plonge et revient perpendiculairement à la surface, il peut soulever et culbuter un navire.

La baleine est beaucoup tourmentée par un petit crustacé vulgairement appelé pou de baleine, qui s’attache tellement à sa peau qu’on la déchire plutôt que de l’en arracher. Il choisit de préférence les parties délicates du monstre ; une quantité d’autres insectes pullulent sur son dos et attirent un nombre prodigieux d’oiseaux de mer qui s’en nourrissent. Si ces insectes parviennent à s’attacher à la langue de la baleine, sa mort est certaine, car ils multiplient si promptement que cette famille dévorante finit par lui ronger la langue. Outre ces ennemis, le roi des mers a encore à craindre l’espadon, et nous avons déjà donné les détails du drame qui a lieu dans la lutte ; puis les dauphins gladiateurs, qui, réunis en troupe, cerclent la baleine, la harcèlent de toutes parts pour la contraindre à ou-