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voyage autour du monde

nous prouve l’instabilité du gigantesque cétacé, mais ne nous conduit pas à indiquer toutes les mers du monde comme propres à sa pêche. Vous connaissez le monstre, non pas, à la vérité, dans toutes les circonstances de sa longue vie, puisqu’on lui accorde sans effort une existence de neuf à dix siècles au moins, mais vous savez maintenant ce qu’il a de gigantesque et de terrible à la fois… Eh bien ! l’homme va l’attaquer dans son empire, le poursuivre, le combattre et le vaincre.

Disons comment ce jeu s’exécute, car c’est un jeu aussi auquel se livrent de gaieté de cœur certains êtres affamés de périls, pour qui, sans désespoir, la peine est une habitude et la mort un refuge.

Je raconte simplement.

Dès que le matelot guetteur aperçoit du haut de la mâture le dos d’une baleine, les canots sont promptement jetés à la mer et dirigés vers l’endroit indiqué par la vigie ; on rame avec précaution vers l’animal ; le plus souvent les embarcations décrivent un circuit pour venir se placer à côté de la baleine, afin que le matelot harponneur, debout sur l’avant de la chaloupe, saisisse l’instant favorable pour lancer le fer meurtrier sous la nageoire du monstre. L’adresse du harponneur consiste à frapper sur cette partie du corps le gigantesque cétacé, car non-seulement le dard pénètre sans difficulté, mais encore il atteint les poumons, et la mort est presque instantanée. On reconnaît la justesse du coup lorsque la baleine, remontant sur l’eau après sa blessure, vomit par ses évents son sang en abondance et trace un rouge sillon sur les flots. Dès qu’elle se sent blessée, la baleine fouette les flots de son immense queue, et malheur alors à la pirogue qui se trouve sous le coup ; en un clin d’ail elle est brisée et engloutie. La douleur arrache à l’animal un sourd mugissement ; il plonge aussitôt et avec une telle rapidité que si l’on n’avait soin de mouiller la ligne qui tient au harpon, elle prendrait feu par le frottement. On veille surtout à ce que nul obstacle n’arrête le funin, de peur que la vitesse du monstre n’entraîne la chaloupe et ne la fasse submerger.

Du navire on observe attentivement les diverses manœuvres du premier canot, afin qu’au cri de rescousse ! on puisse porter secours aux pêcheurs. Pendant que la baleine fait filer la plus grande partie du cordage, une seconde chaloupe vient attacher une nouvelle ligne à celle qu’entraîne le cétacé. Au bout d’un certain temps, qui diffère selon la blessure plus ou moins profonde, le monstre reparaît à la surface, et la seconde chaloupe exécute les mêmes mouvements que la première. Il arrive souvent qu’un secours du bord est nécessaire ; les matelots alors font entendre les trompes ou cornets de détresse, et le cordage même, prolongé par la ligne de réserve, est promptement coupé s’il se trouve trop court. Le monstre est bientôt loin des chaloupes ; mais un pavillon nommé gaillardet leur indique du haut du mât quelle route a suivie le cétacé, qu’on a bientôt rejoint à force de rames, et l’on n’arrive ordinairement que pour terminer son