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souvenirs d’un aveugle.

agonie à coups de lance, ou l’attacher à l’aide de forts câbles, afin de le remorquer jusqu’à bâbord du navire.

Alors commence le travail du dépècement : les dépeceurs grimpent sur le dos de la baleine, retenue le long du bord par deux palans, dont les bouts des cordages sont fixés à la queue et à la tête du monstre. Pour marcher en sûreté sur le dos de leur victime, les travailleurs sont chaussés de grosses bottes garnies de crampons ; des aides placés dans des chaloupes fournissent aux dépeceurs les instruments nécessaires, et dont les principaux sont les tranchants, les couteaux, les mains de fer et les crochets.

La première opération consiste à enlever la pièce de revirement, large de deux pieds à peu près et de toute la longueur de la baleine. On découpe successivement d’autres bandes de chair ou pièces de lard sur tout le corps du cétacé que l’on retourne par le moyen des palans ; puis on procède au dépouillement de la tête : la langue est coupée le plus profondément possible et avec d’autant plus de soin qu’on en extrait ordinairement six tonneaux d’huile. Cette huile de la langue que bon nombre de pêcheurs méprisent lorsque la pêche a été abondante, est corrosive au point d’altérer les chaudières. Plusieurs pêcheurs assurent que, s’il jaillissait de cette huile sur les membres des matelots occupés à découper, ils seraient à jamais perclus.

Quand les fanons sont arrachés et qu’il ne reste plus que la carcasse, on l’abandonne en dérive à une nuée d’oiseaux de mer que pendant le travail les aides ont peine à éloigner.

Les fanons et l’huile de la baleine ne sont pas tout ce que l’on peut en retirer. Les Groënlandais et quelques habitants du Nord mangent la peau et les nageoires ; le cœur des baleineaux leur semble un mets exquis ; ils remplacent les carreaux de vitres par les intestins corroyés du monstre ; ils font des filets avec leurs tendons, et avec les poils des fanons d’excellentes lignes. Dans diverses contrées, les grands os et la mâchoire servent à la construction des cabanes.

Quelques exemples malheureusement trop bien constatés serviront de complément à ces pages que je m’obstine à ne pas croire inutiles dans la relation de mes courses, et diront les dangers d’une guerre qui a fait tant de victimes. Le commerce aussi a de sanglantes archives.

Lors d’une pêche complète et merveilleuse exécutée en trois mois, sans quitter les côtes du Chili, à une centaine de lieues à l’ouest, le capitaine Williams, de Dublin, allait harponner un baleineau, lorsque la mère, attentive, qui voit le danger de sa progéniture, s’élance par-dessus, et reçoit près de la nageoire le fer destiné à son enfant ; on voyait des embarcations les inutiles efforts de la tendre mère, blessée à mort, pour éloigner à coups de tête et de queue celui pour qui elle venait de recevoir le dard fatal ; et quand un deuxième harpon allait s’emparer du baleineau,