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souvenirs d’un aveugle.

avait eu lieu, et, par une manœuvre pareille à celle qu’elle avait si heureusement exécutée une fois, la redoutable baleine, à qui sans doute divers combats avaient donné l’expérience des périls qu’elle courait, brisa ou plutôt écrasa et aplatit contre le gros trois-mâts cette seconde embarcation, dont pas un seul homme ne remonta à bord. Après ce double triomphe, le monstre satisfait accompagna comme un ami le navire jusqu’aux Malouines, d’où celui-ci fut forcé, avec la moitié de son équipage, de faire voile vers Montévidéo pour prendre de nouveaux renforts.

En 1830, dans le voisinage de Tristan da Cunha, un pêcheur donne la chasse à un gigantesque cétacé qui lui est signalé à peu de distance ; il met en panne et dirige ses embarcations sur le monstre, auprès duquel un remous presque insensible se fait pourtant deviner. En l’approchant, on distingue à ses côtés une masse noire, presque abritée par le vaste dos du géant des mers : c’est un baleineau fort jeune, inhabile encore à discerner et à éviter le fer de ses ennemis. Il est à portée de l’embarcation ; le harpon est lancé d’un bras nerveux ; le fer entre, mord et déchire les chairs ; le baleineau veut fuir, mais il est désormais captif, vaincu ; sa dernière heure est arrivée. La baleine, au désespoir, essaie d’abord de dégager son petit, qui jette autour de lui des flots de sang et perd ses forces avec sa vie. La mère tente de nouveaux prodiges, et reçoit de la seconde embarcation, sur la tête, un fer aigu qu’elle brise ou plutôt dont elle se dégage par une secousse effrayante. Puis, voyant son dévouement inutile, elle s’éloigne et va méditer ses projets de vengeance. De ses évents ouverts s’échappent d’immenses jets d’eau qui retombent bruyants comme une cataracte : c’est un chaos horrible au milieu duquel les embarcations des pêcheurs tournoient sans espérance de salut… Les canots n’ont plus rien à craindre… ils sont là ; mais aussi là-bas dort le lourd navire qui les a vomis sur les flots. C’est donc à lui que la baleine va s’adresser, c’est un ennemi robuste et fort qu’elle veut combattre et anéantir. Elle part, elle s’élance de toute la rapidité de sa force et de sa volonté ; un choc pareil à celui d’une roche heurtant une quille poussée par une brise carabinée, ébranle la lourde masse et la jette au loin. Une secousse nouvelle se fait sentir du flanc opposé, soulève le trois-mâts, le brise et l’ouvre. La mer entre à flots pressés, par tribord et par bâbord à la fois ; on court aux pompes, on prend des armes, on saisit le fer pour combattre, on largue les voiles pour fuir… Soins inutiles ! la baleine a juré votre mort ; elle a perdu son enfant, son enfant sera vengé, et vous tous vous serez engloutis ! Comme un agile coureur qui prend l’élan pour mieux atteindre le but, la baleine, dont la queue ardente et la tête gigantesque frappent en même temps l’air et les flots, s’élance une troisième fois, et ouvre les bordages du navire qu’elle a juré d’anéantir, le déchire de toutes parts, le défonce petit à petit, et, quoique cruellement meurtrie dans la lutte, elle n’en continue pas avec moins de rage sa guerre d’extermination. Tout à coup un