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voyage autour du monde

remous se dessine à la surface ; il ouvre sa gueule béante ; le baleinier plonge, le pont a disparu, les mâts se rapetissent, disparaissent à leur tour, et le cétacé, dans un dernier élan de fureur, se précipite sans trouver son ennemi.

Triomphante, mais non satisfaite, la baleine cherche alors les embarcations qui s’étaient enfuies et qui avaient heureusement gagné la grève ; le monstre les voit, s’élance encore, fait bruire les eaux, et, dans son aveugle ardeur de vengeance, il vient s’échouer sur la plage où les matelots, rassurés enfin, parviennent à en triompher.

Deux navires baleiniers, l’un irlandais, l’autre de Liverpool, se trouvèrent en concurrence, en 1830, sur un de ces larges bancs, au sud-ouest du cap Horn, où les baleines australes se donnent de fréquents rendez-vous. Tout à coup deux baleines sont signalées, et les matelots courent à leur poste.

— Vous à celle de bâbord, nous à celle de tribord ! se disent les intrépides chasseurs, et à la grâce de Dieu !

Les voilà donc, à force de rames et sans trop plonger les avirons, mettant le cap sur les monstres qui jouent à la surface. Ils arrivent ; chacun est en alerte ; les soubresauts des cétacés forcent à une grande prudence ; on eût dit que les quatre adversaires avaient fait vœu de courir des chances égales, et que nul ne voulait d’un avantage dont l’autre n’eût pas joui. Les deux rois des mers, sans trop songer à l’ennemi qui les guette, se séparent enfin et se pavanent paisibles entre deux eaux ; les harpons aigus et tranchants jouent leur rôle ; les chairs sont déchirées, les blessures profondes ; mais une course à pic compromet l’embarcation irlandaise : le funin est coupé et la délivre de son puissant remorqueur. Le monstre reste témoin de la lutte engagée entre le canot de Liverpool et l’amie qu’elle venait de quitter ; il voit ses efforts infructueux et devine que la victoire lui échappe, et il prend aussitôt la résolution de la défendre ou de la venger. Il s’élance d’abord contre les vainqueurs, fouette leur fragile appui d’un violent coup de queue ; et canot et pêcheurs sont submergés. Elle ne s’en tient pas à ce premier triomphe ; il lui reste encore un affront à effacer : un fer dentelé est dans ses flancs : la douleur l’aiguillonne autant que la colère ; elle s’approche cette fois avec prudence de la pirogue, sur l’avant de laquelle se dresse l’adroit et intrépide harponneur qui a repris des armes de rechange ; un jet immense d’eau jaillit et retombe en nappe écrasante. L’équipage courbe la tête ; il veille à sa sûreté ; et, tandis qu’il ne songe qu’à lui, la baleine, d’abord satisfaite de son premier succès, s’éloigne encore, repart comme une avalanche, et les débris de cette seconde embarcation se promènent mutilés sur les flots. Les deux navires baleiniers, privés de leurs meilleurs matelots, durent repartir en toute hâte pour Valparaiso, afin de renouveler leur équipage.

J’ai raconté.