Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/396

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
332
souvenirs d’un aveugle.

Et quand tous ces travaux sont achevés, avant même qu’ils le soient, le matelot guetteur, perché sur la pointe du grand mât comme un milan qui fascine un vol d’étourneaux, interroge l’espace pour dire à l’équipage encore haletant :

— Alerte ! alerte ! baleine à tribord ! courant à l’est, aux harpons !

C’est à recommencer : nouveau combat, nouveau péril, et les jours suivants ne changeront pas plus que celui de la veille.

Pour le pêcheur de baleines jamais un repos n’est assuré, jamais une nuit n’est paisible. Au premier signal il faut qu’il soit debout, la lance ou le harpon à la main, et cette vie de misère est d’autant plus effrayante que c’est surtout lorsque les flots sont le plus tourmentés qu’il est forcé d’armer son canot, car c’est alors aussi que le colosse qu’il veut combattre se montre plus joyeux à la surface des mers. Ainsi il est vrai de dire que le port du matelot pêcheur de baleines est son navire au large. Tout cela épouvante la pensée.

J’aimerais mieux (à de longs intervalles pourtant) une chasse au lion ou au tigre avec M. Rouvière, du cap de Bonne-Espérance. Je comprends et j’admire les Gaouchos, dont je vous parlerai un jour, attaquant les tigres à l’aide seulement d’un lacet, de deux boules aux deux extrémités d’une corde, et de deux poignards d’abord en repos dans une gaîne placée à la tige de leurs bottines ; j’accepterais de grand cour une expédition contre un éléphant révolté et mis en colère par de récentes blessures ; je ferais encore des vœux pour qu’il me fût permis d’assister comme acteur à une de ces chasses au crocodile dont je vous ai déjà dit quelques mots avant de quitter Timor ; et, faisant un grand effort sur ma pusillanimité, je me placerais en embuscade pour lutter contre un de ces redoutables boas qui étouffent les buffles épouvantés… Là, là et là vous posez le pied sur le sol qui ne vous manque pas ; vous avez souvent un abri pour vous protéger, un ami qui vous porte secours, parfois aussi une retraite assurée en cas de défaite ; vous ne combattez qu’un être, un seul, et vous n’avez point à vous occuper de la colère des éléments, neutres dans la querelle.

Mais une guerre à la baleine ! une guerre de toutes les heures à ce géant des mers, qui peut faire en quinze ou vingt jours le tour du globe, oh ! voilà, selon moi, le jeu le plus terrible, le plus périlleux, le plus incompréhensible que l’homme ait jamais tenté ! Un pêcheur de baleines est plus qu’un homme ; saluez-le quand il passera près de vous.