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souvenirs d’un aveugle.

failli vous engloutir, si j’ai gravi le cône rapide qui a épuisé vos forces, traversé la riche forêt ou le désert stérile que vous m’avez signalé ; si j’ai retrouvé le basalte, le schiste ou le granit sur lequel vous vous êtes reposé pour écrire vos observations, je dis que vous avez été vrai dans tout le reste, quelque différence que je remarque entre votre manière de voir et la mienne ; vous avez vu ce que mes yeux ont vu ; je n’en veux pas davantage ; nous sommes d’accord sur ce point : c’est là le principal. Maintenant vous jugez les hommes et les institutions avec votre logique à vous, avec votre cour, avec vos sentiments, peu m’importe ; vos sentiments ne sont pas toujours les miens, votre logique n’est pas toujours la mienne ; vous tirez d’un fait une conséquence que je n’admets pas ; nous ne sommes plus en harmonie ; mais chacun de nous a dit vrai, car chacun de nous a parlé d’après ses opinions intimes. Et puis encore, chez les peuples où les lois sont l’expression de la volonté du chef, le crime de la veille est une vertu du lendemain. Vous êtes arrivé un jour après moi ; ce retard a suffi pour que vous ayez eu raison de donner un démenti à la vérité de mes récits.

La mort d’un homme est parfois une régénération ou une décadence : voyez Tamahamah aux îles Sandwich !

La Chine seule échappe à mon raisonnement ; la Chine est une exception de toute chose : c’est un peuple en dehors de tout peuple ; elle est stationnaire, immuable ; le passé du Chinois, c’est son présent ; c’est sans doute son avenir, puisque quatre mille ans ont glissé sur son empire sans l’étendre, sans l’amoindrir, sans le modifier.

Il est plus difficile qu’on ne pense d’écrire consciencieusement une relation de voyage ; ici, outre la vérité, qui est le premier devoir du narrateur, il faut encore l’asservissement de l’esprit et de l’imagination. On a un cadre à remplir ; il est défendu d’aller au delà. Le paysage est devant les yeux ; il faut le traduire tel qu’il est, ou du moins tel qu’on croit le voir, et vous ne devez jamais, même dans l’intérêt de votre tableau, faire serpenter à droite le ruisseau qui prend dans la nature une direction opposée ; nul n’a le droit de créer en face de la création ; et c’est précisément le contraste ou la disparate qui fait cette grandeur et cette majesté contre lesquelles vous vous révoltez à tort. La main de l’homme gâte bien plus souvent qu’elle n’embellit.

Dans les ouvrages d’imagination, au contraire, parfois le désordre fait l’harmonie ; vous peignez des sentiments, des émotions, les passions de l’âme, les vices, les ridicules, les extravagances humaines. Oh ! alors élargissez votre toile ; pleine latitude vous est offerte et permise ; si vous consentez à être petit, vous serez mesquin ; vous avez le droit de creuser dans les routes battues, d’en chercher de nouvelles, de fouiller au fond des choses, de combattre les principes : c’est un chaos à débrouiller, c’est un nouveau monde à reconstruire.