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voyage autour du monde.

S’il est rigoureusement vrai que le style soit l’homme, c’est surtout alors qu’il est question de voyages. Traduire ce que les yeux voient, ce que l’esprit comprend, ce que la raison accepte, c’est se traduire soi-même. Le langage que vous parlez est donc l’expression la plus pure de votre âme, car c’est de l’âme seule qu’émane tout sentiment, tandis que dans un livre de création ce n’est pas vous seulement qui êtes dans le drame, la comédie ou la satire, ce sont encore plusieurs personnages devant lesquels vous êtes contraint de vous effacer pour prêter à chacun d’eux les humeurs et le caractère qui leur sont propres. Voyez comme dans ce cas votre horizon s’élargit !

Est-il cependant possible de dramatiser un ouvrage en quelque sorte didactique ? C’est là une nouvelle question que j’aurais dû peut-être chercher à résoudre avant d’entreprendre le rigoureux travail que je me suis imposé.

Mais que voulez-vous ! l’orgueil humain est ainsi fait qu’il ne châtie qu’après qu’on a eu un long plaisir à le braver. On se dit sans trop rougir : Faisons autrement que tous les autres ; bien certainement nous ferons mieux. Toute passion absorbe, maîtrise, égare, et il y a, si j’ose m’exprimer ainsi, encore plus d’aveugles par l’esprit qu’il n’y a d’aveugles par les yeux. Quant à moi, plus étourdi que vaniteux, j’ai essayé une route nouvelle ; je veux que celui qui me lira me retrouve dans mon livre tel qu’on m’a toujours vu, tel que je suis dans la vie privée. C’est bien lui ! ces trois mots-là ont souvent retenti à mon oreille, lorsque par hasard un désœuvré ou un indiscret contait à haute voix quelque fait de ma façon. C’est bien lui ! Je ne me suis jamais senti blessé de cette application rapide, parce que je n’ai point cherché à me cacher comme tant d’autres, et qu’après l’ingratitude, le vice le plus odieux que je reproche à l’homme, c’est l’hypocrisie.

Me voilà donc devant vous sans fard, ainsi que devrait le faire quiconque parle en public ou écrit pour le public ; mais, hélas ! le carnaval a bien plus de durée chez les peuples civilisés que ne l’ont voulu nos folles institutions. Venise, sous cet aspect, se rapproche bien plus de la vérité. Si je savais ne pas être lu, a dit un grand génie du quatorzième siècle, je n’écrirais de ma vie une seule ligne. Ô philosophe ! Eh bien ! moi j’écrirais, alors même qu’une voix sévère, retentissant à mon oreille, me ferait entendre ces mots amers : Nul ne te lira. Écrire d’après sa raison, c’est se multiplier, c’est vivre deux fois ; c’est, pour ainsi dire, sentir la vie. Et puis, que tout barbouilleur de papier se rassure, il n’y a pas de livre qui ne trouve à se placer de par le monde, et qui ne récolte çà et là quelques consolantes sympathies. Le sot et le méchant sont lus ; l’envieux seul est dans les exceptions, aussi bien que l’ennuyeux, et cependant il faut bien qu’on les lise pour pouvoir assurer qu’ils sont ce qu’ils sont en effet.

Récapitulons sans ordre : l’Histoire des Voyages, de La Harpe, est une