Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/408

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
344
souvenirs d’un aveugle.

tut vivant, dont l’amitié m’est si précieuse et dont la vie entière est une étude de tous les jours, de tous les instants. Mais par malheur, hélas ! peu d’hommes lisent ses immenses in-folio où sont conservées tant de découvertes, car toute haute science est lourde à qui rougit de ne pas comprendre. Il est des rayons trop éclatants pour que l’œil du vulgaire puisse les braver.

On s’explique facilement pourquoi, au milieu de noms si célèbres, je ne jette pas les noms modernes et non moins glorieux de quelques hardis et savants explorateurs, qui ont fait faire tant de progrès à la navigation et enrichi leur pays de récentes conquêtes physiques et morales. Leurs ouvrages sont là, dans toutes les mains, dans toutes les bibliothèques, et ils n’ont pas besoin de ma faible voix pour occuper la curiosité publique. Courir sur leurs traces eût été pour moi une faute que j’ai dû me garder de commettre, e tant d’espace était occupé par eux qu’il ne m’a été permis que de suivre le sentier étroit où je me suis jeté.

Il y avait trop de péril à me trouver côte à côte avec eux sur la grande route qu’ils exploitaient avec tant de supériorité ; mais les champs le mieux moissonnés ont encore des épis à qui s’arme de constance et de courage.

Ce que j’aime surtout dans la lecture des voyages, ce sont les anecdotes. Les systèmes peuvent se heurter, se combattre, se détruire tour à tour (et c’est ce qui doit toujours arriver) ; mais les faits ont une logique plus puissante : ils sont là pour dire les mœurs d’un peuple, l’esprit d’une époque. La bienveillance qui a accueilli mon livre ne me laisse aucun regret d’avoir semé dans ma route un grand nombre d’anecdotes où chacun peut puiser les conséquences de sa philosophie particulière. En second lieu, je n’aime pas à m’isoler dans mes courses aventureuses ; ce qui me plaît avant tout, c’est un brave compagnon de voyage qui soit de moitié dans mes joies ou mes douleurs. Être heureux tout seul, ce n’est pas l’être, et l’égoïste n’a que des demi-jouissances. Combien de fois, au milieu des grands et magiques tableaux qui se déroulaient à mes yeux, ne me suis-je pas écrié : « Si mes amis étaient là pour partager mes émotions ! »

Me pardonnera-t-on d’avoir souvent pris pour camarades de route ces deux braves matelots Petit et Marchais, dont les naïves saillies ont tant de fois retrempé mon courage et soutenu mes forces épuisées ? je l’espère. Ces deux abruptes intelligences, ces deux cœurs si chauds, si généreux, ces deux caractères de fer, que ni les misères ni les douleurs n’ont jamais pu flétrir, ces deux dévouements à l’épreuve des plus épouvantables catastrophes, m’ont trop souvent protégé et consolé pour que mes lecteurs ne les retrouvent point parfois avec plaisir à mes côtés. Hélas ! que sont-ils devenus aujourd’hui ? quel humble réduit abrite leur pauvreté ? quelle voix amie les dédommage de tant de périlleuses traversées ? quels flots océaniques ont reçu leur dernier soupir ? Oh ! merci, mille fois merci