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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

maladie dont je vous parle ; lorsqu’elle laisse passer auprès d’elle un corps sans le tordre et le creuser, c’est que Dieu, dont la force est plus grande, a étendu la main et a dit : Assez !

Dieu seul est vainqueur de la lèpre. Or, écoutez :

Un jour que, plus matinal que de coutume, je m’étais rendu de l’espèce d’hôpital où nous logions chez le gouverneur, déjà réveillé, je recommençai mes questions sur la coupable insouciance avec laquelle il permettait aux gens bien portants d’entrer à toute heure dans les maisons des lépreux, d’y prendre parfois leurs repas et même d’y passer la nuit.

— Que faire encore à tout cela ? me répondit-il.

— Se décider à un acte rigoureux et arrêter le mal à sa source.

— Arrêteriez-vous la cataracte du Niagara ?

— Mais la cataracte est un monde qui roule, et je ne vois pas ici un monde qui succombe.

— C’est que vous ne voyez pas tout.

— Comment ! Humata n’est-il pas l’enfer de cet archipel ?

— Humata n’en est que le purgatoire ; ici se dresse parfois l’espérance. Si le ciel n’était si pur aux Mariannes, il faudrait les fuir comme on fuit une cité visitée par le vomito-negro.

— On combat efficacement la peste.

— Je vous le répète, on ne combat pas la lèpre.

— Vous avez beau dire, les hommes peuvent s’en garantir en fuyant les lieux qui en sont infectés.

— Eh ! ne l’ai-je pas tenté maintes fois ? Si j’ai voulu épouvanter par de sévères exemples, savez-vous ce qu’on se disait tout bas dans ma capitale ? Que j’étais un impie, un franc-maçon, un athée, un antéchrist.

— Pourquoi ?

— Parce que le peuple croit, aux Mariannes, que tout se fait ici-bas par l’ordre de Dieu, que l’homme qui est atteint de la lèpre devait en mourir ou plus tôt ou plus tard, et que vous pourriez fort bien, vous ou tout autre, coucher côte à côte d’un lépreux sans rien craindre, puisqu’il était encore écrit là-haut que vous deviez ou non être malade.

— Cette croyance est-elle générale ?

— À peu d’exceptions près.

— Mais il y a donc deux lèpres à Agagna ?

— Il y en a plus de deux, monsieur.

— Je vous plains autant que le peuple qui vous est confié.

— Il faut subir sa vie.

— N’est-ce pas un million par an que vous donne votre roi ?

— Une place comme la mienne ne se paie pas, monsieur, et c’est pour cela sans doute que le gouverneur de Manille, qui m’a nommé, ne me donne que cent trente piastres par mois, dont je distribue une partie aux malheureux.