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voyage autour du monde.

— Je ne vous plains plus. Ne m’avez-vous pas dit tout à l’heure qu’il y avait un enfer à Guham ?

— Je vous l’ai dit.

— Où est-il ?

— Non loin d’ici, à Maria-Dolorès, à Angelos et à Santa-Maria-del-Pilar, trois bourgs ou plutôt trois lazarets.

— Puis-je y aller ?

— À quoi bon ? c’est un spectacle si horrible ! La maladie est là si cruelle, si vivace, que vous verrez des fragments humains se promener sous les plus beaux arbres du monde, se rafraichir aux sources les plus limpides et tomber en débris dans leur marche. On ne va pas là quand on n’y est pas condamné.

— L’étude impose des sacrifices. Qui soigne ces pauvres gens ?

— Personne.

— Vous voyez donc bien que la peur du mal existe.

— Point : si un lazaret était aux portes d’Agagna, qui n’a pas de portes, il serait peuplé comme ma capitale : c’est l’éloignement qui le fait désert ; j’y envoie les malades.

— Je désire voir Santa-Maria-del-Pilar.

— Allez donc, monsieur : cette journée est belle, je vais vous donner un guide, et si vous trouvez là deux personnes bien portantes, c’est qu’il y aura miracle.

— Pourquoi deux personnes ?

— Parce qu’il n’y en a qu’une que Dieu protège depuis cinq ans, une sainte, un ange… Oh ! c’est une histoire édifiante.

— Et vraie ?

— Irrécusable comme la lèpre.

— J’écoute.

— Depuis quinze jours (il y a cinq ou six ans de cela), les habitants des Mariannes n’avaient pas vu le soleil ; des nuages cuivrés, amoncelés les uns sur les autres, pesaient sur nous de tout leur poids, et quoique parfois le vent soufflât avec assez de violence, ces masses énormes restaient immobiles comme des rochers suspendus dans les airs.

La chaleur était accablante, la mer clapotait, les cimes des arbres bruissaient, les ruisseaux étaient à sec, et les bestiaux sur les routes s’arrêtaient épouvantés ; on s’attendait à une catastrophe horrible, on croyait à la fin du monde, et l’église ne désemplissait pas. Une nuit cependant, là-bas à l’horizon du côté de Tinian, que je veux que vous alliez voir et étudier, un point lumineux éclaire l’espace, il monte et grandit comme s’il voulait tout embraser ; on se regarde avec effroi, on se signe, on ne marche plus qu’à genoux dans les rues. Tout à coup les nuages courent avec une rapidité effrayante, le ciel se dégage, les animaux se redressent, les ruisseaux se ravivent, mais la terre s’agite par