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voyage autour du monde.

— Tu prends certaines libertés…

— C’est vrai, mais je vous accompagne, et ça doit faire passer sur bien des choses.

— Ainsi donc tu ne vas à Maria-del-Pilar que par rapport à moi ?

— Est-ce que j’irais par rapport à eux autres ? Allez donc, vous ne me connaissez pas encore, je vois ça. Tenez, je suis triste, je marronne ; vous ai-je tant seulement demandé une goutte d’eau-de-vie ? Non, je n’en veux pas, je n’en boirai pas ; quand on va visiter le malheur, il ne faut pas être heureux.

— Tu es un brave garçon.

— Vous ne m’apprenez rien, je le sais aussi bien que vous, qui semblez ne vous en apercevoir qu’aujourd’hui.

— Si je ne le savais pas depuis longtemps, je ne t’aurais pas prié de m’accompagner.

— À la bonne heure, voilà que je vous raime plus fort.

Nous avions quitté le sentier battu et au bord duquel murmurait un joyeux filet d’eau, qui se perdait là, au milieu d’un magnifique gazon où sans doute il prenait naissance. Nous entrâmes dans un bois ou plutôt dans un jardin ravissant : c’étaient des allées naturelles de bananiers, dont le sommet de la tige était paré de ses grappes délicieuses protégées contre l’ardeur du soleil par les larges parasols dont le ciel les a panachés. C’étaient partout des rimas aux branches gigantesques, aux feuilles vastes et veloutées, aux fruits bienfaisants qui ont fait appeler ce géant des forêts arbre à pain. C’était encore toute la classe des palmistes réunis comme des frères, le vacoi, le palmier, le cocotier, séparés aux pieds et mêlant leur chevelure ondoyante comme des amis qui se retrouvent et se caressent ; et puis des fleurs odorantes sous les pieds, un gazon émaillé, égal, où ne se cachait nul reptile ; et, à l’air, des oiseaux amoureux, semblant étonnés de voir là des êtres qui marchaient et changeaient de place.

— Cré coquin ! que c’est fioné tout ça ! disait Petit dans son enthousiasme.

— Tu n’es donc plus fâché que nous soyons venus.

— Mais au bout, qu’est-ce qu’il y a ?

— Nous allons le savoir. Voilà des maisons.

— Ça c’est aussi bien des maisons que la bicoque du gouverneur est un palais. Quel farceur ! il appelle un palais quatre murs, une grande chambre sans meubles et un hangar ; il croit donc que nous venons des antipodes ?

— Oui, et il a raison.

— Il nous prend donc pour des sauvages, pour des Hugues !

— Quelle colère !

— C’est juste au moins : Mon palais ! mon palais ! il n’a que ça dans