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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

la bouche. Un palais sans caves, ça fait pitié, foi de matelot à trente-six ! N’a-t-il pas aussi appelé soldats des espèces de manches à balai qu’on a harnachés avec des sortes d’uniformes et des épaulettes ? J’ai voulu passer la jambe à un de ces vainqueurs : le geste seul lui a fait prendre un billet de parterre ; et le soir, j’ai vu près de la cuisine, où je suis assez souvent, mon grenadier plumant un poulet aussi maigre que lui. Une armée de lurons de cette allure, Marchais, Vial, Chaumont, Barthe et moi, avec des garcettes, nous la ferions aller à la dérive en un crin d’œil.

— Tais-toi, nous voici arrivés.

— Je ne jacasse plus.

Six cases délabrées, basses, bâties sur pilotis, formaient le premier village. Tout était silencieux autour de ces tombeaux ; personne au seuil des portes, personne sur le gazon ou sous les touffes de bananiers. Le cœur se glaçait. J’entrai en tremblant dans la première case ; un seul homme l’habitait, couché dans un hamac suspendu à un pied du sol. Il nous regarda avec des yeux hébétés et nous demanda qui nous envoyait. Je lui dis que nous venions pour voir le village et y apporter quelques secours aux plus malheureux.

— Alors donnez-moi quelque chose.

— D’où souffrez-vous ?

— De nulle part ; mais voyez comme je m’en vais.

Ses jambes étaient des os rongés par la lèpre. Petit, sans me consulter, lui jeta une chemise, et nous sortîmes épouvantés. Dans une autre case nous trouvâmes une jeune mère dont la moitié du corps n’était qu’une plaie ; elle allaitait un enfant de trois ou quatre mois ! Ici du plaisir… du bonheur… de l’amour peut-être !… Petit, taciturne cette fois, aurait donné tout le havresac si je l’avais laissé faire. Dans une troisième case nous trouvâmes quelque chose ressemblant à un homme ; mais là aussi, à genoux, était une jeune fille auprès d’une grande calebasse remplie d’eau dans laquelle elle trempait un linge grossier dont elle essuyait les membres rongés du moribond.

Ave, Maria, lui dis-je d’une voix faible[1].

Gratia plena, me répondit-elle sans tourner la tête.

Dès qu’elle eut achevé son triste ministère, elle se leva et allait sortir. Elle nous vit.

— Qui êtes-vous ?

— Des étrangers, des Français arrivés depuis plusieurs jours à Guham.

— La charité, s’il vous plaît, en faveur de ceux qui souffrent.

— Que désirez-vous pour eux ?

— D’abord des prières, puis du linge.

— Voici d’abord du linge ; viendront plus tard les prières.

  1. C’est ainsi qu’une grande partie des visiteurs saluent en Espagne.