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voyage autour du monde.

— Que le ciel vous en tienne compte !

Et la jeune fille disparut.

— Où va-t-elle ? dis-je à mon guide, qui n’avait pas prononcé vingt paroles depuis notre départ.

— Elle va secourir d’autres infortunes ; ses heures sont prises.

— Elle succombera à la peine.

— Oh ! non monseigneur, le ciel lui donnera des forces : c’est une sainte, c’est Dolorida.

Dans chaque maison du village, des débris d’hommes et de femmes étaient étendus sur des nattes ou dans des hamacs, et pour tant de misères une jeune fille suffisait. Dès que la mort avait parlé, Dolorida accourait à Humata ; on lui donnait deux hommes robustes qui allaient lui prêter secours, et ils s’en retournaient seuls.

À cent pas de ce groupe de cases il y en avait d’autres, au nombre de six, presque toutes désertes, et à cent pas plus loin encore, à côté d’une source fort abondante, s’élevaient trois maisonnettes plus propres que celles que j’avais déjà visitées.

— C’est ici que loge Dolorida, me dit mon guide : elle n’y rentre que le soir, quand toute la besogne est faite.

— Pouvons-nous y passer la nuit ?

— Vous le pouvez ; mais moi il faut que je m’en retourne ; vous avez tout vu.

— Silence ! voici Dolorida.

La jeune martyre entra, se mit à genoux, récita à demi-voix un Pater et un Ave, et me tendit la main.

— Votre seigneurie a fait beaucoup de bien ici, me dit-elle ; Dieu s’en souviendra.

— Je veux en faire davantage, Dolorida ; j’ai là encore des serviettes, des mouchoirs, des peignes, plusieurs chemises et des scapulaires bénits.

— Des scapulaires ! des scapulaires bénits !

— Par notre saint-père.

— Oh ! donnez, donnez ! que je guérisse mes malades ! que je promène ces saintes reliques sur eux, et qu’ils marchent !

— Dieu peut-être veut qu’ils souffrent encore.

— Vous avez raison ; mais du moins, monseigneur, ils mourront tous béatifiés.

Dolorida était une fille fraîche, brune, presque cuivrée ; tout le haut de son corps était nu ; une jupe propre, attachée aux reins, descendait jusqu’aux genoux et laissait voir des jambes pleines de sève ; ses pieds et ses mains étaient d’une délicatesse extrême ; sa chevelure noire et onduleuse, ses yeux admirablement taillés avaient une puissance de regard impossible à décrire ; ses dents très-blanches et ses joues rondelettes et fermes attestaient une santé robuste que les veilles n’avaient pu affaiblir.