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voyage autour du monde.

— Explique-toi vite.

— C’est court.

— Je parie que tu t’es encore battu.

— Quelle infamie ! Figurez-vous que ce brave homme, mangé par la maladie, ressemble à vieux père comme je ressemble à un homard, et je me suis senti tout chose en m’approchant de lui. Alors, ma foi, j’ai d’abord ôté ma veste, que je lui ai donnée, puis mon gilet, que je lui ai prêté, puis ma chemise, que je ne veux pas qu’il me rende, et puis enfin mes souliers, qu’il gardera, car le brave homme a encore des pieds, et les miens peuvent se passer des semelles du cordonnier. Cré coquin ! que ça fait du bien de faire du bien !

— Petit, je t’estime.

— Si vous saviez comme il ressemble à vieux père ! Je ne me soûlerai pas de quinze jours.

J’arrivai à Humata avec une odeur de cadavre qui me brûlait.

— Eh bien ! me dit M. Médinilla en m’apercevant, est-ce curieux ?

— Non, c’est horrible, cela désespère, cela tue.

— Y retournerez-vous ?

— Peut-être.

Je n’y retournai point, et je vis, deux mois après, dans l’église d’Agagna, la belle Dolorida toujours fraîche et toujours dévote.

— Tu t’es donc brisée à la peine ? lui dis-je en l’accostant avec intérêt.

— Non, monseigneur, me répondit-elle d’une voix pieuse, je n’avais plus rien à faire à Notre-Dame-del-Pilar.

— Pourquoi ?

— Il n’y a plus de malades.

— Ils sont guéris ?

— Morts…

…… Deux jours avant notre départ de Guham, tout était silencieux dans les maisons d’Agagna, et l’église retentissait de chants funèbres ; un long cortège en sortit : bientôt hommes et femmes, Tchamorres et Espagnols, marchaient à pas lents avec leur lenzo sur la tête inclinée et leur rosaire au cou ; puis venait le prêtre et une bière recouverte d’un linceul blanc. Une fosse était là aussi, à dix pas du temple saint ; chaque assistant s’en approcha avec dévotion, et, à genoux et sanglotant, y jeta un peu de terre. La lèpre n’épargne personne.

Dolorida, la jeune martyre, venait de monter au ciel.