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voyage autour du monde.

Il y a logique, et la cause en est facile à trouver.

De tous les peuples de la terre l’Espagnol est sans contredit le plus vain de son caractère primitif ; il ne veut de défauts que ceux qu’il tient de lui seul ; il n’a de qualités heureuses que celles qui lui sont personnelles, et il met de l’orgueil à ne rien emprunter aux autres, ni vices, ni vertus : l’Espagne se reflète admirablement aux Mariannes. Il est pourtant des occasions exceptionnelles et malheureusement trop rares où les habitants de Guham consentent à sortir de leur léthargie, c’est lorsqu’un navire vient mouiller dans leur archipel. Oh ! alors la ville se réveille ; elle s’agite, se questionne ; elle prépare ses objets d’échange ; elle est presque heureuse : que dis-je ? elle l’est tout à fait, car on lui apportera sans doute des saints, des croix bénites, des scapulaires contre la lèpre, des rosaires sacrés par le pape et des images coloriées des mystères de notre religion. Cela, voyez-vous, est aux Mariannes une monnaie qui ne perd guère de sa valeur ; les piastres cesseront d’avoir cours avant les reliques, et toute jeune et jolie fille se livrera à vous si vous lui donnez un saint Jacques ou un saint Barnabé. L’Espagnol et le Tchamorre sont encore en lutte. L’année avait été heureuse pour les Mariannais : deux navires russes, le Kamtschatka et le Kutusoff, sont venus mouiller devant Guham, il y a peu de temps, et le Rurich les a suivis de près, le Rurich, commandé par M. Kotzebuë, que nous avons trouvé mouillé en rade du cap de Bonne-Espérance, et qui achevait sa glorieuse campagne au moment où nous commencions la nôtre.

Ne vous ai-je pas dit qu’il y avait un curé à Agagna ? Oui. Eh bien ! ce curé est le seul prêtre de la colonie ; Humata, Assan, Toupoungan, deux ou trois autres villages, l’île de Tinian et celle de Rota lui confient le soin de leur conscience, et malgré la grandeur et la multiplicité de ses fonctions, il trouve encore le moyen de dérober quelques instants à ses ouailles. Par exemple, chaque jour, après la messe, il réunit chez lui un grand nombre de riches habitants qui, les cartes et les dés à la main, sur une table sans tapis, se volent et se ruinent sous sa protection immédiate. C’est lui qui tient la banque, c’est lui qui règle les parties, et si le sort ne lui a pas été favorable dans la journée, il met bientôt son adresse aux prises avec le destin ; vous devinez que celui-ci ne sort jamais victorieux de la lutte. Au surplus, là ne se bornent pas les travaux quotidiens de frère Cyriaco, et je n’ose vous dire ici le honteux commerce auquel il se livre au profit des amusements étrangers. J’ai assisté à un sermon de frère Cyriaco ; il n’y fut question que de l’enfer, peuplé, selon lui, de femmes libertines, d’enfants meurtriers, de pères paresseux, d’hommes adonnés à l’ivrognerie… Et pas un prêtre, pas un gouverneur, pas un alcade au milieu d’eux ; ils auraient été là en trop mauvaise compagnie ! le pauvre peuple de Guham, à genoux ou accroupi, écoutant les épouvantables anathèmes du saint apôtre de Dieu, baisait dévotement la terre,