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souvenirs d’un aveugle.

se frappait rudement la poitrine, et, au sortir de l’église, allait recommencer son insouciante vie de tous les jours. Ainsi donc la religion, aux Mariannes, est une occupation de quelques instants ; c’est une sorte de pratique à laquelle on se livre de telle heure à telle heure avec une ponctualité édifiante, mais à laquelle tout le reste de la vie donne un énergique démenti. On va à l’église comme on prend ses repas, comme on va à la rivière pour se baigner, comme on se couche. Une jeune fille écoute vos propos amoureux, les encourage et vous donne des garants sûrs de sa tendresse, mais l’Angelus sonne, la pénitente se jette dévotement à genoux, oublie que vous êtes à ses côtés, récite sa prière, et cela fait, elle vous rend tous les droits que le tintement de la cloche vous avait ravis.

Frère Cyriaco ne comprend pas autrement la religion : comment voulez-vous que le peuple en sache plus que lui ? Combien il serait aisé pourtant de le conduire vers une morale pure et sainte ! il est si bon, si crédule, si disposé à accepter toute superstition, si avide de s’instruire, qu’il ne lui faut en vérité qu’un pasteur homme de bien et de sens pour se régénérer. Mais les Mariannes sont une terre d’exil ; Manille et la métropole n’envoient ici que les gens qui leur sont à charge.

J’avais oublié de dire que, par une politesse toute de ce monde, les clefs du saint sépulcre, passées à un ruban rose, furent remises par le curé à notre commandant, qui les porta avec dévotion à son cou pendant quarante-huit heures, et ne les rendit à frère Cyriaco que le dimanche de Pâques. Tout cela est fort édifiant.

Nulle part, ni en Espagne, ni en Portugal, ni au Brésil, je n’ai vu plus de processions et de cérémonies religieuses : chaque jour c’est un saint nouveau à glorifier, et matin et soir frère Cyriaco parcourt la ville, à la tête d’une douzaine de bambins habillés de rouge et de blanc, qui chantent des versets et entrent dans les maisons pour les quêtes forcées du curé. Comme l’argent est fort rare dans la colonie, les quêteurs peu avides se contentent de fruits, de légumes, de jambons salés, de belles volailles, et je vous assure que la table et la basse-cour du curé de l’endroit n’accusent point la disette. Quand je vous dis que l’Espagne est à Guham !

Nous nous étions flattés qu’après la semaine sainte les promenades de frère Cyriaco et des badauds cesseraient ; mais point : le ménage du desservant n’était pas assez approvisionné, et les rues continuèrent à retentir de chants pieux. Je ne vous énumérerai pas les arlequinades imaginées pour réveiller la ferveur assoupie des naturels et mises en pratique le jour de Pâques. Cela est triste à voir et à étudier, cela blesse la raison et le cœur à la fois. Est-ce qu’à pareille époque le ciel donne aux Mariannais des avertissements jusqu’à ce jour stériles ? Nous ressentîmes le soir, vers sept heures, deux assez violentes secousses de tremblement