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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

ravissant, d’autres un séjour de tristesse et de dégoût. Moi j’ai été de l’avis de tout le monde : j’y ai en des heures d’ennui et des jours de véritable joie. Poursuivons nos observations.

Le costume des Mariannais est en parfaite harmonie avec la nature du climat torréfiant qui pèse sur tout l’archipel. Celui des femmes se compose d’une camisole flottante, voilant à demi la gorge, laissant le cou et les épaules nus ; elle se croise, à l’aide de deux ou trois agrafes, sur la poitrine et tombe sur les reins ou plutôt près des reins, sans arriver aux jupes, attachées à la hanche par un large ruban et descendant presque jusqu’à la cheville. Cette jupe est formée, en général, de cinq ou six mouchoirs en pièces appelés madras ; les pieds et les jambes sont nus, ainsi que la tête, sur laquelle ondoie une immense et belle chevelure nouée fort bas ; puis vous voyez des rosaires et des chapelets bénits aux bras, sur le sein. En allant ou en assistant à la messe, il est rare qu’une seule d’entre elles, au lieu de la gracieuse mantille espagnole, ne jette pas sur son front un mouchoir bariolé qu’elle laisse flotter au vent en le retenant sous le menton avec la main. La plupart, sitôt qu’elles le peuvent, se coiffent d’un chapeau d’homme, et je ne saurais vous dire ce qu’il y a de gravité, de force, d’indépendance et de domination dans ces natures privilégiées où la vie circule si précoce et si puissante.

La jeune fille de Guham ne marche pas, elle bondit ; plus élégante que l’Andalouse, elle a aussi plus de majesté et pas moins de coquetterie. N’espérez pas lui faire baisser les yeux par l’ardeur ou l’impertinence des vôtres : vous seriez vaincu à ce défi qu’elle ne refuse jamais. Vous avez beau vous montrer fier et protecteur, elle est plus fière que vous et dédaigne votre protectorat. La jeune fille des Mariannes fume et mâche du tabac ; son cigare, à elle, est très-volumineux, et il y a coquetterie exquise à se montrer la bouche pleine d’un cigare de six pouces de long et de huit lignes au moins de diamètre.

Les hommes portent une chemise blanche descendant jusqu’à mi-cuisse et des pantalons larges n’allant pas plus bas et attachés aux reins ; les jambes et les pieds sont nus, ainsi que la tête. Au surplus, leur démarche a, comme celle des femmes, un caractère de liberté, une allure de matamore qui sied à merveille à leur taille admirablement prise, quoique petite, et l’on voit au moindre de leurs efforts se dessiner en vigoureuses saillies les muscles de leur corps, de leurs jarrets et de leurs bras, taillés ainsi que ceux de l’Hercule Farnèse. Mais tout cela, je vous l’ai dit, c’est la vie de ces gens aux jours d’exception, aux heures forcées, car, selon leur habitude quotidienne, ils dépensent une si belle existence dans le repos et le sommeil.

Le teint des Mariannais est jaune foncé ; ils ont des dents d’une blancheur éclatante lorsqu’ils ne les brûlent point par l’usage ridicule et cruel du bétel et du tabac saupoudrés de chaux vive. Leurs yeux sont grands