Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/445

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
379
voyage autour du monde.

et brillants, et leurs pieds, ceux des femmes surtout, sont excessivement petits et délicats, ce qui est fort remarquable dans un pays où peu de personnes marchent avec des chaussures.

Il est certain que les filles tchamorres en se mariant ne prenaient jamais le nom de leurs maris, puisque maintenant encore, en dépit d’une longue domination européenne, cet antique usage triomphe de la volonté du législateur. N’en devrait-on pas conclure avec quelques voyageurs que les femmes ont joué jadis le premier rôle dans cet archipel ? Ce sont là de ces études difficiles à faire dans un pays où l’histoire et la tradition arrivent jusqu’à nous si douteuses à travers tant de conquêtes et de massacres. Dans les deux Indes les victoires morales des Espagnols n’ont été remportées qu’avec le glaive : le fanatisme ne procède pas autrement.

Nulle part en ce monde la superstition n’étendit son voile funèbre plus qu’ici. Il n’y a pas de petit événement de la vie auquel les habitants ne donnent une cause surnaturelle, Si un homme, le soir, se fait une entorse, c’est que le matin il n’aura pas dit ses prières avec assez de recueillement ; si une jeune fille brûle ses galettes de sicas, c’est qu’elle aura passé devant la chapelle de la Vierge sans faire la révérence. À les voir agir et penser ainsi, on dirait que le puissant arbitre de toutes choses n’est exclusivement occupé que d’eux seuls, que c’est lui qui préside aux moindres détails de leur vie, et que c’est un miracle du ciel si l’on marche et si l’on respire.

Un incendie dévorait une maison voisine de celle de don Luis de Torrès, premier dignitaire de la colonie et intime ami du gouverneur. Au bruit du tocsin, nous accourûmes ; une maison voisine était déjà attaquée par les flammes ; le désastre menaçait de se propager, et nul ne cherchait à l’arrêter, parce qu’on avait entendu dire à ce sujet des choses fort graves, comme vous l’allez voir.

Mais trois de nos hardis matelots se jetèrent au milieu du foyer et cherchèrent à exciter par leur exemple le zèle des habitants.

— À quoi bon essayer l’impossible ? me dit don Luis d’un ton lamentable ? il faut que l’incendie ait son cours ; nulle puissance humaine ne peut l’éteindre.

— Pourquoi ?

— Parce que le maître de la maison est sorti de l’église, dimanche dernier, sans prendre de l’eau bénite.

Cependant la prédiction sinistre du haut personnage reçut un démenti ; nos braves marins coupèrent court au désastre, et les maisons voisines furent arrachées à une ruine presque certaine.

— Eh bien ! dis-je à l’officier superstitieux, vous voyez qu’avec du travail et du courage on maîtrise les événements.

— Ce n’est pas le courage qui a triomphé ici.

— C’est donc le travail ?