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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

— Ni l’un ni l’autre.

— Qui donc ?

— C’est Dieu. J’ai remarqué hier ces trois intrépides matelots que vous m’avez désignés : ils étaient à l’église devant l’image sacrée de saint Jacques, dont ils baisaient dévotement les reliques…

Hélas ! Marchais était un de ces hommes, et je réponds bien que don Luis ne l’avait pas vu baisant dévotement les reliques de saint Jacques de Compostelle.

Le Tchamorre tient du Chinois par ses allures tortueuses, son caractère hypocrite et sa physionomie, mais surtout par son ardent désir de rapine. À peine est-il entré dans un appartement, que son regard scrutateur lui dit les objets sur lesquels il fera main basse ; tout ce qui se trouve à sa portée est dérobé avec une effronterie et un cynisme révoltants, et si vous le frappez pour le vol qu’il vient de commettre, doublez la dose, car, à coup sûr, pendant l’opération, il aura fait un nouveau larcin.

Le Tchamorre ne vole pas par besoin, mais par instinct, peut-être par habitude, peut-être aussi par religion ; souvent il volera une patate, un rosaire, une galette, un vase, et quelques instants après il jettera loin de lui l’objet volé. Ce qui n’appartient à personne ne le tente pas ; ce qui est à vous sera à lui pour peu qu’il le couve de son regard de furet. Le soir, dès que sa besogne est faite, que sa journée est gagnée, loin de rougir du dommage qu’il a causé, il se désole comme le crocodile de la fable, qui se plaint que sa proie n’a pas été plus belle et plus abondante, et se dispose, pour le lendemain, à de nouvelles investigations. Tous les Tchamorres sont nés prestidigitateurs, et certes ils ont bien mérité l’épithète de larrons dont les navigateurs les ont flétris.

Au milieu de ces tristes débris de mœurs primitives, qu’une législation sévère et parfois cruelle n’a pu arracher de cet archipel, qu’il me soit permis de reposer ma pensée sur un de ces rares épisodes où l’âme du voyageur, froissée par la sauvagerie et le libertinage, se retrempe à de douces et puissantes émotions. Mariquitta, pas plus que Rouvière, pas plus que Petit et Marchais, pas plus encore que le Tamor Carolin dont je vous parlerai une autre fois, ne sortira de ma mémoire ; et pour moi la mémoire c’est le cœur.

Un homme trapu, leste et fringant était venu à Humata avec le gouverneur, et s’offrit à nous pour faire nos commissions et nous piloter dans nos courses. Le jour même de notre arrivée, je le pris pour guide, et nous ne retournâmes au village que le soir, après le coucher du soleil. J’appris dans cette excursion qu’il était d’Agagna, qu’il s’était marié à une jolie femme, laquelle avait une sœur plus jolie encore, appelée Mariquitta.

— Tiens, dis-je à mon guide, voici une piastre pour toi, pour ta femme un mouchoir, et pour la sœur cette jolie croix bénite. Es-tu content ?

— Elle le sera bien davantage, elle.