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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

— Tiens donc, tu donneras aussi à Mariquitta la folle ce joli lenzo (mouchoir), dont elle se parera la première fois qu’elle ira prier Dieu.

— Oh ! alors venez à Agagna, senor, car ma sœur accourrait jusqu’ici pour vous remercier, et nous ne le voulons pas, de peur de la lèpre.

— Annonce-lui ma visite.

— Votre nom ?

— Arago.

— Senor Arago, ma sœur Mariquitta vous attendra sur sa porte avec votre lenzo au front. Vous verrez comme elle est gentille ! Sa maison, c’est la quatrième à gauche avant d’arriver sur la place royale.

— Je ne l’oublierai pas. Adios.

Adios, senor.

Le soir de mon arrivée à Agagna, j’aperçus, en effet, à l’endroit indiqué une jeune fille sur le seuil d’une porte, tandis que la foule se ruait autour de nous pour nous voir de plus près et nous entendre parler. Je ne regardai Mariquitta que du coin de l’œil, afin de ne pas fixer son attention ; et, la nuit venue, sous un prétexte quelconque, je m’approchai de la maison où l’on était agenouillé pour l’Angelus. Mariquitta parlait à haute voix ; le reste de la famille répondait en faux-bourdon. On allait se lever quand j’entendis ces mots :

— Un Pater pour le senor Arago.

Et le Pater fut dévotement et doucement articulé. Je montai les quatre ou cinq degrés de l’échelle extérieure, et je frappai à la porte du logis, à demi entr’ouverte. Mariquitta se leva comme une gazelle surprise au gite.

— C’est Arago ! s’écria-t-elle.

— Non.

— Si.

— Qui te l’a dit, Mariquitta ?

— C’est toi : tu es Arago.

Et la pauvre fille baisait religieusement le petit crucifix que son frère lui avait donné de ma part, et elle me regardait avec deux grands yeux humides qui me disaient : « Tout cela, c’est pour toi. » Cependant on m’offrit un escabeau ; Mariquitta s’étendit sur une grossière natte, la tête sur mes genoux, et le reste de la famille se plaça çà et là dans la même pièce.

— Veux-tu du tabac ? me dit la jolie fille, veux-tu de la galette de sicas ? veux-tu du coco, une natte, un hamac, un baiser ?

— Je veux tout cela.

— Tu auras tout, mais de moi seule, car moi seule je veux te servir.

C’était, je vous jure, une sensation nouvelle et inespérée.

Depuis mon départ, hormis chez le Chinois de Diély, je n’avais entendu, jusqu’à ce jour, que des paroles de menace, des râles de fureur,