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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

belle, aujourd’hui le soleil sera beau, et il en sera ainsi tant que tu resteras dans notre île.

— Pourtant voilà un gros vilain nuage qui se lève là-bas et marche vers le soleil pour le voiler.

— Ah ! c’est que tu partiras.

Et les yeux de Mariquitta se remplissaient de larmes, et sa main avait cessé de me bercer, et elle semblait attendre de ma bouche une parole rassurante qu’il m’était impossible de lui donner. Je cherchai cependant à lui faire comprendre que j’avais des devoirs à remplir, et que cette amitié qu’elle me témoignait n’était sans doute qu’un élan de reconnaissance. À ce dernier mot, elle se leva brusquement, s’élança vers une immense ardoise sur laquelle pétillaient quelques branches résineuses, et jeta le lenzo que je lui avais donné. Sa sœur ne put en sauver qu’un lambeau, que Mariquitta lui arracha des mains et qu’elle livra aux flammes avec un geste où l’on voyait que la colère n’était pour rien.

— Enfant, lui dis-je, j’ai dans mes malles des lenzos plus beaux que celui-ci, je te les promets, ils sont tous pour toi.

— Je les brûlerai tous.

— Chez nous, Mariquitta, on ne donne qu’à ceux que l’on aime.

— Tu m’aimes donc ?

— Oui.

— J’aime mieux ça que tous tes présents, et puisque tu m’aimes, tu ne partiras pas.

La jolie Tchamorre se leva plus joyeuse, s’occupa avec le reste de la famille des soins du ménage, dit à haute voix les prières du matin et m’apporta un coco-mouda ouvert avec une adresse extrême ; puis vinrent de délicieuses bananes et le melon d’eau si rafraîchissant et si suave.

Mais je ne savais que penser encore de cette tendresse si naïve et si ardente à la fois de la jeune Mariquitta. J’avais cru jusque-là que les plus douces passions de l’âme, l’amour, l’amitié, la reconnaissance, n’étaient que le résultat de la civilisation, et mes recherches n’avaient pas peu contribué à cette conviction qui se fortifiait de jour en jour. Les bienfaits d’un maître pour son esclave pouvaient bien enchaîner parfois, chez celui-ci, un désir de vengeance et d’affranchissement ; mais l’amour, la sympathie entre deux natures si distinctes et pour ainsi dire opposées, voilà ce que ma raison se refusait d’admettre.

Mariquitta était une exception dans ce pays exceptionnel, et elle ne gardait des mœurs au milieu desquelles glissait doucement sa vie que ce que les lois et la force des choses lui imposaient. D’un autre côté, si je n’avais pas été entraîné vers cette jeune et charmante fille par un de ces sentiments intimes qu’on éprouve souvent en dépit de la raison vaincue dans la lutte, il eût été facile de faire auprès d’elle quelque étude morale