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voyage autour du monde.

au profit de mes recherches de voyageur. Mais, dès que le cœur et l’esprit sont en hostilité, il y a imprudence à se baser sur des faits qu’on est inhabile à juger soi-mème. La candeur de Mariquitta mettait à nu ses qualités espagnoles et ses principes tchamorres, et offrait à ma curiosité un moyen de s’exercer sans crainte d’erreur trop grossière. Ainsi je remarquai souvent que sa tendresse pour moi devenait plus ardente alors que son père ou sa sœur en écoutait la naïve expression.

Quand Mariquitta était joyeuse, on lui disait : Tu l’as donc vu ? Si ses yeux se voilaient avec tristesse, on lui disait en souriant : Il va venir.

Mariquitta m’accompagnait à la chasse ; son regard exercé m’indiquait de loin l’oiseau que je voulais atteindre, et dès que la fatigue ou le sommeil me forçait au repos, la jeune enfant, à qui la chaleur ne pouvait ôter l’énergie, mettait tous ses soins à me préserver des piqûres des insectes et des scorpions dont les bois sont infestés. Dans sa folle espérance de me voir demeurer à Guham, elle m’apportait les fruits les plus rafraîchissants, me montrant parfois la mer courroucée, comme pour m’épouvanter, et sans mot dire elle m’interrogeait de l’ail pour puiser dans mon âme les secrets que j’aurais voulu lui dérober.

Pauvre enfant ! le jour de la séparation devait bientôt arriver.

Un soir que, retenu chez Mariquitta par un épouvantable orage, précédé d’une forte secousse de tremblement de terre, je lui parlais du vif regret de la quitter :

— Tu me quitteras bien plus tôt que tu ne crois, me dit-elle d’une voix triste.

— Comment donc ?

— C’est que tu mourras dans quelques jours.

— Qui te l’a dit ?

— Ne vas-tu pas à Tinian ?

— Oui.

— Eh bien ! les pros-volants dans lesquels tu fais le voyage chavirent souvent ; un orage comme celui qui gronde peut l’atteindre, et tu ne sais pas nager.

— De pareils orages sont rares ici.

— Il y en a pourtant, et alors on meurt.

— Tu prieras pour moi, Mariquitta.

— Oui, mais pour moi d’abord.

Le moment du départ pour l’île des antiquités étant venu, la jeune fille m’accompagna sur le rivage sans articuler une seule parole ; elle me montra seulement du doigt et du regard les nuages rapides que le vent poussait avec violence vers Tinian ; et près de m’embarquer :

— Au revoir, lui dis-je d’une voix que je m’efforçais de rendre caressante : dans huit jours je serai près de toi.

— Ou moi près de toi.