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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

— Tu me porteras malheur, Mariquitta.

— Je te rendrai ce que tu me donnes.

— M’aimeras-tu pendant cette longue absence ?

— Puisque je t’aime à présent !

Cette conséquence n’eût pas été logique en Europe, et j’avoue que je me sentis rapetissé auprès de ma naïve conquête.

Mon voyage à Tinian dura une semaine, et pendant ce temps les ex-voto ne manquèrent pas à l’église. Ma petite croix, mes scapulaires avaient été suspendus au pied d’un Christ décorant le maître autel, et l’élégant lenzo dont Mariquitta se voilait à demi avec tant de grâce n’était pas sorti du meuble grossier qui le renfermait.

— Les prières, me dit la jeune Tchamorre, ne valent jamais les sacrifices ; si je n’avais pas donné mes trésors à Dieu, si je m’étais séparée du lenzo, si j’avais mangé des sandias (melons d’eau) ou des bananes, tu serais mort.

— Ainsi donc, je te dois la vie ?

— Oui.

— Eh bien ! tant mieux, car la vie, avec une tendresse comme la tienne, c’est le bonheur.

— Et pourtant tes deux ou trois mois de séjour ici expireront bientôt.

— Va, mon ange, je penserai toujours à toi.

— Pauvre ami, penser c’est mourir.

Les sentiments de Mariquitta, loin de s’affaiblir, acquirent tous les jours plus de violence, et je ne faisais pas une course dans l’île que ma belle Tchamorre ne m’accompagnât. Je ne vous dirai pas tous les témoignages d’affection que je reçus, toutes les fatigues que la pauvre enfant s’imposait, tous les sacrifices qu’elle acceptait pour m’épargner, non-seulement une peine, mais un ennui. Lorsque je retournai à l’hôpital des lépreux, près d’Assan, pour compléter quelques études commencées, Mariquitta voulut me suivre et y pénétra de vive force avec moi. Si je me baignais dans cette rivière qui coule au pied d’Agagna, le long du rivage de la mer, mon ange protecteur, qui nageait comme une dorade, me précédait sans cesse et m’indiquait la place la moins périlleuse pour moi.

— Et tout cela, me disait-elle avec candeur, ce n’est pas pour t’engager à rester, puisque tu dois me quitter, mais bien pour te donner des regrets dans l’avenir.

Mariquitta avait deux âmes dans un pays où à peine aurait-on pu en supposer une à chaque individu.

Cependant le grand jour de la séparation arriva ; la corvette, mouillée toujours à Saint-Louis, rappela l’équipage et l’état-major ; le canon annonça l’heure fatale, et Mariquitta ne me dit que ces deux mots, avec une grosse larme dans les yeux.