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souvenirs d’un aveugle.

ma femme, dit-il en armant le long fusil qu’il pressait de ses deux vigoureuses mains.

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que tu ne m’aimes pas.

— Je t’aime, Angéla.

— Je l’ai dit que je n’en croyais rien, qu’il m’en fallait une preuve.

— Je vais te la donner si tu me la demandes encore.

Et il met la jeune fille en joue.

— Je l’attends.

— La voilà donc.

Le coup part ; une balle siffle ; l’oreille et une partie de la tempe de la jeune fille sont enlevées ; Angéla y porte sa main, qu’elle inonde de sang.

— Tiens, dit-elle sans émotion, Domingo, prends cette main. Je te l’avais refusée, maintenant je suis ta femme, car je vois que tu m’aimes.

Quand nous arrivâmes à Agagna, il y avait six mois qu’Angéla était la femme de Domingo ; ils vivaient heureux, et rien n’annonçait que ce bonheur dût encore finir.

La douce et bonne Mariquitta et la fière et sauvage Angéla étaient à peu près du même âge ; elles avaient traversé les mêmes événements ; elles s’étaient livrées aux mêmes plaisirs, avaient respiré le même air embaumé. Voyez pourtant quel contraste !

Que de semblables oppositions se fassent remarquer chez nous, dans cette vieille Europe, où tout se façonne selon les caprices, la mode, les époques et les institutions, cela se comprend à merveille ; mais dans un pays qui n’est troublé que par les commotions terrestres, sous un large soleil qui ne se voile que par hasard, au milieu d’une autre nature parfumée et généreuse, que le sang pétille dans les veines avec cette dissemblance que vous venez de remarquer : voilà ce que la physiologie des peuples aura bien de la peine à expliquer.

Vous ai-je dit que cet archipel était toujours courbé sous le joug de la superstition, fille aînée de la peur et de l’ignorance ? Oui. Or, voici encore du merveilleux, mais de ce merveilleux qu’un seul regard révèle, qu’un seul instant d’étude et de réflexion soumet et détruit.

D’ailleurs je vous ai promis une anecdote édifiante ; la voici, extraite des archives pieuses de l’île, dévotement gardées dans une châsse bénite.

Guham n’était pas encore soumise ; la plus grande partie des habitants, épouvantés par les ravages de la mitraille, vivaient dans l’intérieur de l’île et échappaient dans de profondes retraites à une destruction générale. Mais ce n’est pas seulement sur des terres incultes ou riches que les conquérants prétendent régner. À qui veut soumettre et régénérer il faut des esclaves, et des excursions au centre de Guham furent tentées par les Espagnols victorieux. La croix devint l’auxiliaire du glaive, et le prêtre