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voyage autour du monde.

se fit soldat. Saint Victorès, pieux missionnaire de Séville, accouru pour répandre les bienfaits d’une religion de paix, se hasarda seul à parcourir les campagnes riantes qui entouraient le sol où s’élève aujourd’hui Guham, et, surpris d’une audace pareille, les Tchamorres ne voulurent pas tout d’abord l’immoler à leur vengeance. Saint Victorès vécut donc parmi eux, cherchant à pénétrer les secrets d’une religion qu’il voulait détruire en les initiant peu à peu aux mystères d’une croyance qu’il essayait d’établir. Saint Victorès était doux, patient, charitable ; il prêchait la paix alors même que les Espagnols voulaient la guerre ; il rassurait au lieu d’épouvanter, et il demandait pardon à ses nouveaux disciples des rigueurs de ses frères, qu’il promettait d’apaiser. Un jour cependant que, sur un tertre dominant la mer, comme saint Jean au bord du Jourdain, il achevait sa prière du soir, un jeune Tchamorre furieux, nommé Matapang, traverse la foule, s’élance sur le saint apôtre, le saisit à la gorge et lui écrase la tête sous un bâton noueux. Cet acte horrible de vengeance accompli, Matapang harangua les siens, leur dit les cruautés des Espagnols, réveilla leur énergie éteinte, et traîna le cadavre de saint Victorès dans les flots, qui l’engloutirent à jamais.

Là est l’histoire vraie dans la masse et dans les détails ; les Espagnols. triomphants y ont ajouté plus tard leurs fanatiques récits, et voici ce qu’on lit dans le livre sacramentel de la colonie :

« La place sur laquelle le corps de saint Victorès tomba après ce sacrilège assassinat est toujours sèche et pelée ; le gazon ne peut y pousser, et l’anse dans laquelle le saint martyr fut précipité devient rouge comme du sang à certaines heures de la journée. »

— Quant à ce double miracle, me dit un jour le gouverneur, il serait absurde de le révoquer en doute.

— En avez-vous été vous-même témoin ? avez-vous constaté le fait ?

— Plus de vingt fois, monsieur, et il ne tient qu’à vous de vous assurer de la vérité de mon assertion.

— Mais si j’arrive là-bas avec mon incrédulité ?

— Votre incrédulité cédera à l’évidence.

— Allons, je ferai la course. L’anse de San-Victorès est-elle loin ?

— Vous y serez en deux heures. Voulez-vous un cheval ?

— Non, non, les pèlerins voyagent à pied ; Dieu blâme le luxe des caravanes religieuses.

— Allez, allez, monsieur ; je vous attendrai au retour.

— Je n’irai pas seul au tertre sacré ; je me défie de mon impiété.

— Tant mieux ; plus les témoins seront nombreux, plus il y aura de convertis.

— À demain donc.

J’avais rapporté cette curieuse conversation à quelques-uns de mes amis, et les voilà prêts à faire la route avec moi vers Tiboun. Je n’ai pas