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souvenirs d’un aveugle.

avec Bérard sur le pros-volant qui m’est désigné ; Gaudichaud saute sur une embarcation plus petite encore ; chacun de nous s’assied à son poste, avide des merveilles qui nous sont promises.

Je vous dirai plus tard comment sont bâties ces singulières pirogues, et vous ferai connaître alors jusque dans leur vie la plus intime les audacieux pilotes à qui nous confions aujourd’hui nos destinées.

Les voici tous, joyeux, sautillants ; ils arrivent et se jettent à l’eau : nagent-ils ? non, ils viennent de quitter un élément qui les fatigue pour un élément qui les amuse et qui convient mieux à leur nature ; à la mer ils sont chez eux. Ces organisations sont des organisations amphibies, et le premier cri qui s’échappe de la poitrine à l’aspect de ces êtres extraordinaires est un cri d’admiration et de respect.

Les pros sont mouillés au large par dix à douze brasses.

— Faut-il partir maintenant ?

— Oui, dérape et au large.

Ici point de cabestan à virer, point d’efforts et de chants parmi l’équipage ; un homme plonge, roule au fond des eaux, suit dans les roches madréporiques les cent détours du filin qui retient le pros captif, le dénoue avec la même dextérité qui lui fut nécessaire pour mouiller, et remonte comme s’il n’avait rien fait que vous et moi ne fussions capables de faire. Oh ! ne criez pas au phénomène : nous ne sommes pas encore sous voile, et ce n’est qu’un premier regard sur ces hommes extraordinaires.

Notre petite flottille était composée de huit pros, dont les plus élégants avaient pour pilotes les tamors des Carolines, arrivés depuis deux jours à Agagna. Et c’est là un des plus hardis voyages à tenter sur les océans. Mais quels pilotes ! quels courages ! quelles hautes intelligences !

Ils partent des Carolines sur leurs frêles embarcations, sans boussole, sans autre secours que les étoiles dont ils ont étudié les positions, mais qui peuvent si souvent leur refuser tout appui. Ils disent à leurs amis un adieu tranquille qui leur est rendu avec le même calme ; on leur demande l’heure précise de leur retour ; ils se jettent au large, et les voilà entre le ciel et l’océan, faisant un trajet de six ou sept cents lieues, consultant la direction des courants, qu’une longue expérience leur apprend à connaître, et pointant une petite île lointaine, où ils abordent à coup sûr, mieux que ne le ferait un de nos plus habiles capitaines de notre marine royale.

La brise soufflait assez forte ; nous courions au plus près ; nous coupions le vent, et les soubresauts du pros me fatiguaient d’autant plus que je n’étais pas dans l’embarcation même. Aux deux bords sont amarrés fortement, d’une part, un flotteur, dont je vous parlerai plus en détail dans la suite ; de l’autre, une sorte de cage d’osier à cinq ou six pieds en dehors de la carcasse du pros et suspendue à un solide treil-