Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/469

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
403
voyage autour du monde.

manière très-bizarre avec la couleur toute dévote qui pèse sur le pays qui les entoure.

Le petit bourg où nous fîmes halte s’appelle Rotignan ; on m’y traîna avec peine ; l’on m’étendit sur une natte, et l’engourdissement plutôt que le sommeil ne tarda pas à s’emparer de moi. À mon réveil, je me trouvai couché côte à côte d’un tamor carolin, chef du pros que je montais, et qui, sans aucune façon, avait mis à profit le coin de natte que je laissais en liberté.

Le soleil se levait radieux ; les cimes des rimas touffus en étaient dorées. Un cri du pilote retentit, et en un instant chacun fut debout. La toilette de nos compagnons de voyage ne les occupe guère : ils sont absolument nus.

Cependant il fallait songer à la traversée, aux difficultés qui pouvaient surgir et à la nécessité où nous nous trouvions de passer plusieurs jours en mer. Aussi nos gens, lestes comme des chats sauvages, escaladèrent-ils les hauts cocotiers et en firent-ils descendre une prodigieuse quantité de fruits.

Oh ! ici ce fut encore une fois une admiration qui tenait de l’extase, car jamais je n’avais supposé dans un homme tant d’adresse et d’agilité, tant de grâce et de force.

Écoutez.

Les cocos, noués en grappes de huit ou dix, étaient sur la plage : chacun des pilotes, chargé d’un de ces lourds bouquets, le poussait en avant et arrivait ainsi au pros ; mais une grappe, lancée par le principal tamor, se dénoua, et voilà les fruits saisis et dispersés par la lame capricieuse. Le pilote nageur s’arrêta tout d’abord un instant, parut réfléchir, promena un regard inquiet et irrité sur les fruits qui lui échappaient, me vit debout au rivage, prêt à le railler de ses inutiles efforts, et sembla accepter le défi que je lui lançais. Je lui montrai un mouchoir et je lui donnai à comprendre qu’il lui appartiendrait s’il parvenait, lui, à ramener au pros tous les cocos flottants. La proposition fut prise au sérieux, et voilà mon rapide marsouin, tantôt allongé, tantôt courbé, allant à droite, à gauche, en avant, en arrière, ralliant les fugitifs, ainsi qu’un berger le fait de ses chèvres vagabondes, poussant celui-ci de la tête. celui-là de la poitrine, revenant d’un seul élan vers un troisième qu’il emprisonne entre ses genoux, et les ressaisissant en bloc, luttant contre tous, se heurtant, se divisant de nouveau, montant et descendant avec la lame ; gagnant toujours du chemin et arrivant enfin à bord, après une lutte d’une demi-heure au moins, plus piqué encore de mon doute et de mon étonnement que fier de son triomphe.

Quels hommes que ces hommes !

Cependant nous rejoignîmes le pros, où je payai volontiers le pari perdu ; mais la brise soufflant avec trop de violence, cinq des pros qui