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souvenirs d’un aveugle.

nous escortaient et qui étaient montés par des habitants de Rotta refusèrent de mettre à la voile avec nous. Quant à nos hardis pilotes, après une courte prière qu’ils prononcèrent à voix basse, ils prirent le large. Bérard s’assoupit, et moi je recommençai ma vie de douleurs.

Bientôt mon ami, réveillé en sursaut par une secousse violente, se dressa et m’appela à lui. Je sortis de ma cage, et, bien décidé à lutter contre le mal de mer, je m’assis à côté du premier tamor, dont le regard perçant interrogeait l’horizon assez assombri, mais dont le front calme et ouvert me rassurait complétement.

Plusieurs oiseaux vinrent planer au-dessus de nos têtes ; Bérard les abattit, et malgré la hauteur des lames et la présence de deux requins qui nous escortaient, un des Carolins se jeta à l’eau, les saisit et les porta à bord.

C’étaient des fous. Parmi eux il se trouvait un corbeau que nos bons et superstitieux argonautes jetèrent au loin en nous faisant entendre qu’il ne leur inspirait que du dégoût, parce qu’il mangeait de la chair humaine.

Je vous répète, moi, que les moindres actions de ces hommes vous disent toute l’excellence de leur naturel.

Mais Guhan s’abaissait derrière nous, et au nord Rotta se levait plus belle et plus parée encore que son orgueilleuse voisine. La brise soufflait carabinée et par rafales ; les nuages passaient sur nos têtes avec une grande rapidité ; les pros dansaient, rudement secoués par la vague, et nous devinions bien à l’activité de nos pilotes qu’il y avait péril pour nous tous[1].

Ce qui surtout, dans ces moments difficiles, excitait notre admiration, c’étaient l’adresse, la vigueur, l’audace du Carolin attaché au gouvernail, qu’il dirigeait avec son pied. La lame venait parfois se briser contre lui, et c’est tout au plus s’il détournait la tête ; les flots le couvraient souvent en entier, et dès qu’ils avaient passé sur cet homme de fer, vous voyiez celui-ci secouer légèrement la tête, les épaules inondées, et garder cette héroïque impassibilité contre laquelle la fureur des éléments venait inutilement se heurter. La piété est-elle la peur ? la prière est-elle la pusillanimité ? La conduite de ces braves Carolins résout la question. Les voici, calmes, graves, intrépides au milieu de la tourmente ; et cependant, à l’approche du chaque grain, vous les voyez accroupis sur leurs talons et tournés du côté du nuage menaçant, lever un œil serein vers lui, frapper d’une main ouverte contre l’autre fermée, faire signe au génie malfaisant des hommes de passer sans jeter sa colère sur eux, et lui adresser la prière suivante dite avec une extrême volubilité :

  1. Voir les notes à la fin du volume.