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souvenirs d’un aveugle.

cade des lettres du gouverneur de Guham et de toutes les Mariannes, que nos pilotes n’osaient point franchir la passe avant le jour, et que nous ordonnions qu’on nous expédiât une grande barque, afin qu’il nous fût possible de descendre à l’instant même.

Aux insolentes manières de mon langage, le Tchamorre baissa le diapason de sa voix nazillarde, en me répliquant toutefois qu’on ne pourrait pas sans doute m’envoyer une nouvelle embarcation, puisque nul pilote n’osait la nuit s’exposer au milieu des brisants.

— Mais tu es bien venu, toi !

— Oh ! c’est mon métier de me noyer.

— Pourrais-tu me descendre à terre ?

— Mon sabot est bien petit, nous y tiendrions à peine nous deux.

— Accoste le long du bord.

— Je vais obéir ; cependant vous feriez mieux d’attendre.

— Accoste.

Bérard eut beau me prier de rester à bord du pros et me montrer la témérité de ma résolution, je descendis auprès du Tchamorre, je m’accroupis genou contre genou en face du Rottinien. À tout événement, je priai mon ami de me suivre de l’œil autant que possible, et je quittai le pros.

Je comprenais à merveille le danger de ma résolution ; mais le souvenir de mes souffrances pendant cette traversée d’un jour, souffrances non encore apaisées, l’emporta sur ma prudence et les sages conseils d’un homme de mer qui, mieux que moi encore, comprenait tout ce qu’il y avait de folie dans ce trajet, au milieu de rochers aigus sur lesquels la mer se ruait avec un lugubre fracas.

Nous n’étions guère qu’à une demi-encâblure de l’étroite passe quand mon pilote me dit d’une voix tremblante et en cessant de pagayer :

— Ne bougez pas !

— Mais je suis immobile !

— Ici est le danger.

— Grand ?

— Très-grand, un seul mouvement peut nous faire chavirer.

— Diable ! diable ! virons de bord.

— Impossible, altesse ; il faut suivre le courant qui nous entraîne.

— Va donc.

— Savez-vous nager ?

— Non.

— Un peu du moins ?

— Pas du tout.

J’eus à peine prononcé ces derniers mots que le canot chavira, la quille en l’air. Adieu au monde ! je n’eus d’abord que cette pensée ; mais le sentiment de ma conservation me donna de l’énergie, et, jouant in-