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voyage autour du monde.

stinctivement des pieds et des mains, je sentis un obstacle dont je m’emparai avec ma force : c’était la jambe de mon coquin de pilote.

— Oh ! je te tiens, misérable ! lui dis-je en avalant des gorgées d’eau qui m’étouffaient ; je te tiens, je ne mourrai pas seul.

Et je recevais de violentes bourrades, et je tenaillais le membre endolori du Tchamorre, et je me cramponnais de mon mieux à l’embarcation, qui était poussée de l’avant vers les récifs.

Cependant je devais succomber à la lutte ; mais une rapide réflexion ranima mon courage près de défaillir. Et je pensai à Bérard, qui, vigilant ami, ne devait pas m’avoir encore perdu de vue.

Dès que la lame avait retenti sur les roches madréporiques contre lesquelles mes membres allaient bientôt se briser, je poussai un grand cri, espérant qu’il serait entendu des braves Carolins. Bérard seul était encore éveillé ; il devine plutôt qu’il ne voit ma désastreuse position ; il frappe sur l’épaule le tamor, lui montre du doigt la passe et lui dit : Arago mati (tué). Le généreux Carolin jette un coup d’œil d’aigle dans l’espace, voit un point noir qui se dessine sur les flots écumeux, s’empare d’un aviron, le brise en deux, s’élance, glisse sur les eaux, disparaît, remonte et pousse à l’air des cris éclatants. J’allais périr, ma dernière pensée était pour ma vieille mère ; j’écoute… je crois entendre… je reprends de l’énergie, mes doigts fiévreux serrent avec plus de violence le Tchamorre, qui gardait toujours le silence le plus absolu. Je regarde autour de moi : un corps nu, mouvant, paraît s’approcher ; je soupçonne déjà la générosité du tamor : c’était lui en effet ; sa parole rassurante m’arrive ; il me cherche, il me trouve, il me présente le débris d’aviron qu’il tenait de la main gauche ; j’hésite, je tremble, je le devine pourtant ; je me livre à lui, je m’abandonne à son courage et à son énergie, je m’empare du morceau de bois. Le tamor reprend la route qu’il venait de parcourir, brise le flot, lutte, victorieux, contre le courant rapide, m’arrache aux brisants, me remorque, et après des efforts inouïs, rejoint le bord, où l’on me hisse avec peine et où je tombe évanoui.

Je ne sais combien de temps je restai dans cet anéantissement douloureux, pendant lequel je rendais à flots pressés l’eau amère qui me déchirait les entrailles. Mais, à mon premier mouvement sans convulsions, je cherchai de la main et des yeux le noble tamor à qui je devais si miraculeusement la vie. Il était à genoux à mes côtés et riait aux éclats, avec ses camarades et Bérard, de mes horribles contorsions. Je lui serrai la main comme on le fait à un frère qu’on retrouve vivant après l’avoir pleuré mort. Je me levai, je pris dans mon havresac une hache, deux rasoirs, une chemise, trois mouchoirs, six couteaux et une douzaine d’hameçons. Je présentai le tout à mon libérateur, en le priant de ne pas le refuser. Mais lui donnant à sa figure un caractère de gravité