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souvenirs d’un aveugle.

nos armes de chasse ; mais le gouverneur, homme de cœur et de tête, tint ferme au milieu de l’orage, et, comptant sur une honorable capitulation, attendit bravement dans son palais de chaume l’arrivée des implacables vainqueurs.

Notre entrée triomphale se fit sans mousqueterie, et je vous assure qu’elle frisa de bien près le ridicule. Figurez-vous, en effet, un Tamerlan coiffé d’un large chapeau de paille, vêtu en matelot, chaussé de gros souliers, armé d’un beau calepin, d’une boîte à couleurs, d’un chevalet avec son parapluie, et blême encore des suites d’une traversée close par l’événement que je vous ai raconté. À mes côtés se drapait pompeusement dans une veste de nankin un petit homme aussi pâle que moi, le dos cuirassé par une énorme boîte en fer-blanc, servant de tombeau à une armée vaincue de papillons et d’insectes, tenant à sa redoutable main un filet pour saisir ses victimes de chaque jour, et vêtu presque aussi richement que je l’étais. Les grands hommes n’ont besoin, pour briller et imposer, ni du luxe des vêtements ni de la richesse des broderies : la simplicité sied au triomphateur.

Dès que le grand canot fut signalé à l’alcade, celui-ci passa le seul pantalon blanc qu’il possédât, et se groupa, peu rassuré, entre sa femme, jeune et jolie Tchamorre, et un capitaine du nom de Martinez, exilé ici par le gouverneur pour je ne sais quelles peccadilles.

À notre entrée dans le salon, nous vîmes un léger sourire de dépit se poser sur les lèvres des trois puissances du lieu, et j’en fus assez piqué pour en témoigner ma rancune par une brève allocution.

— Nous venons chez vous, dis-je avec gravité, pour des recherches scientifiques ; M. de Médinilla nous a donné plein pouvoir, et nous l’eût-il refusé, les canons de notre corvette de guerre auraient bien su le prendre. Nous vous demandons, monsieur, avant de nous établir chez vous, si nous sommes avec des amis ou des ennemis.

L’alcade nous assura d’une voix humble que toute liberté nous était acquise, et nous invita à une collation que nous acceptâmes de grand cœur.

Le lendemain matin, Bérard descendit des pros avec les papiers du gouverneur de Guham, et nous voilà installés en dominateurs dans l’île de Rotta, où nous fûmes forcés de séjourner pendant deux jours pour des réparations à faire à une voile déchirée dans la traversée.

Notre lever fut une vengeance. Nous nous étions parés de nos habits les plus coquets, et la femme de l’alcade ne fut pas la dernière à vanter notre bonne mine tout européenne. L’on a beau dire, il faut partout des colifichets à la foule.

Après un déjeuner tout composé de fruits délicieux et rafraîchissants, Gaudichaud et Bérard commencèrent leurs excursions dans les campagnes, et moi j’allai dessiner l’église, absolument semblable à celle de