Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/479

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
411
voyage autour du monde.

Humata, pour me livrer ensuite, selon mon habitude de chaque relâche, aux études des mœurs, qu’on ne fait bien que dans les cités.

Les habitants de Rotta, rassurés par les rapports qui arrivaient de toutes parts, rentrèrent en foule et ne demandèrent pas mieux que de fraterniser avec des vainqueurs si peu irrités.

Il y a trois siècles entre Guham et Rotta : ici les mots sagesse, pudeur, vertu, morale, sont sans valeur ; on naît, on grandit, on multiplie et l’on meurt : c’est tout ; on n’est ni frère, ni sœur : on est homme ou femme. Tout cela est bien triste, je vous assure.

Voyez pourtant cette végétation puissante qui pèse sur le sol ; quelles fortunes ne pourrait-on pas en recueillir ? Courez la campagne : elle est entièrement infestée par une innombrable quantité d’énormes rats, dont la dent vorace ne peut porter atteinte à la richesse d’une végétation plus forte que toute catastrophe. Vous ne pouvez faire deux pas sans avoir à repousser ces animaux rongeurs, au milieu desquels il serait très-dangereux de s’assoupir. Si l’on ne songe sérieusement à les détruire, il est à craindre que la colonie ne soit un jour victime de cet horrible fléau.

Après une course de quelques heures, je me rendis au rivage pour revoir avant la nuit mes fidèles et bons Carolins, qui venaient tous frotter leur nez contre le mien, et qui, un instant plus tard, s’accroupirent en rond pour entonner leur hymne quotidien à l’Éternel. C’était un chant calme, doux, suave, avec des gestes gracieux et des balancements de corps d’une souplesse extrême. Les airs avaient trois notes seulement ; chaque verset durait une minute à peu près, et le temps de repos était moins long de moitié. Dans cet intervalle, chaque Carolin posait son front dans ses deux mains, semblait se recueillir, et, achevant leurs prières du soir, ils répétèrent celle que j’ai déjà transcrite, et firent signe aux nuages de s’éloigner.

Comme ils me virent sourire de leur crédulité, le tamor de mon embarcation me demanda si dans mon pays on n’en usait pas ainsi dans les moments de danger. Je lui répondis que non, et le brave homme en parut surpris et affligé ; mais, comme je me hâtai de lui promettre de prêcher, en arrivant parmi mes frères, cette religion de respect et de reconnaissance dont il m’énumérait les bienfaits, mon noble pilote me serra la main avec tant de joie qu’il faillit me la broyer dans les siennes. Ô peuple hospitalier ! puisse la civilisation corruptrice t’épargner longtemps encore dans ses conquêtes ! Puisses-tu vivre toujours au milieu du vaste Océan où le ciel t’a jeté, oublié des ardents et fanatiques apôtres d’une religion toute sainte, mais qui a été souillée par tant de meurtres et de sacrilèges !

On compte quatre-vingt-deux maisons dans la ville et quatre cent cinquante habitants dans toute l’île, beaucoup plus petite que Guham. Quels