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souvenirs d’un aveugle.

beaux établissements ne ferait-on pas sur une terre si riche, si parfumée, sous un ciel si pur et si généreux !

Les rues sont, pour ainsi dire, pavées de croix, toutes attestant des miracles anciens ou modernes. Une petite croix pour un enfant qui vient de naître, une grande croix pour un adolescent qui arrive de Guham, une troisième pour ce vieillard qui disparaît, et puis encore une pour une entorse guérie, et une plus belle pour un amour partagé. Il y a vingt ou vingt-cinq croix de bois dans chaque rue, et comme femmes et hommes plient le genou en face de ce signe révéré de notre religion, il serait rigoureusement vrai de dire que les habitants de Rotta ne marchent qu’en boitant.

Nul peuple au monde n’est stupidement dévot comme le peuple rottinien ; nul peut-être n’est si saintement libertin que lui. Vous ne trouverez pas ici une jeune fille qui ne récite ses prières en vous accordant ses faveurs, et pas une ne vous affligera d’un refus si vous accompagnez votre demande de ces mots tout chrétiens : Pour l’amour de Dieu, s’il vous plaît !

L’Espagne a passé par là, mais l’Espagne boueuse, cette Espagne de capucins et de moines, sous la puissance desquels gémissent encore, en Europe, tant de cités et de provinces. Au surplus, les Rottiniens ne sont nullement responsables de l’ignorance dans laquelle on les tient plongés.

— Depuis plus de vingt ans, me disait M. Martinez, nul prêtre n’est venu dans cette colonie faire entendre des paroles de raison ; depuis vingt ans, nul gouverneur n’a demandé à Manille un prédicant pour l’archipel des Mariannes : car, ajouta-t-il avec amertume, si vous avez vu ou entendu frère Cyriaco, vous avez déjà compris ce que peut avoir d’influence la morale d’un tel personnage.

— Vous venez de faire un beau voyage, me dit encore le capitaine déporté ; vous savez, j’en suis sûr, ce que vaut ce peuple carolin que, par un miracle du ciel, les explorateurs européens ont dédaigné de séduire et de corrompre. Eh bien ! dès que leurs pros-volants me sont signalés au large, je tremble qu’ils n’emportent d’ici le germe funeste de nos ridicules, de nos vices et de notre abrutissement.

Prière et travail, voilà la religion des Carolins ; laissez faire les Européens, et vous verrez ce que deviendra bientôt ce paisible et bienheureux archipel.

Les maisons de Rotta sont, comme celles de Guham, bâties sur pilotis, mais infiniment plus délabrées. Les hommes n’ont, à proprement parler, point de vêtements, puisqu’ils ne mettent de caleçons que le dimanche.

Les femmes sont plus complétement nues encore que les hommes, car elles ne se voilent qu’à l’aide d’un mouchoir tenu par une petite corde nouée aux reins. Elles sont plus belles, plus lestes, plus ardentes que les