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souvenirs d’un aveugle.

feuilles placée verticalement, de manière que le fort de l’arête soit en haut : une autre feuille est liée à la première et dans le même sens ; une troisième à la seconde, et ainsi de suite, jusqu’à deux ou trois pieds du sol, toutes ayant leurs folioles fixées à leur tige. L’eau de la pluie coule le long de cette chaîne naturelle comme en une rigole, et est reçue dans une jarre où pénètre la feuille la plus basse. On voit de ces sortes d’appareils sur presque tous les cocotiers.

Les sauvages ne perfectionnent guère, mais de quel merveilleux instinct d’invention le ciel ne les a-t-il pas dotés !

Comme le capitaine Martinez m’avait signale dans l’intérieur de l’île des ruines fort curieuses et à l’existence desquelles je ne croyais que très-faiblement, je suivis la route qu’il m’avait indiquée, et, après une marche sans fatigue de plus de deux heures, sous la plus belle végétation du monde, je me trouvai en présence d’une colonnade circulaire dont les débris épars çà et là attestaient la colère de quelque éruption volcanique. Mais quel peuple a donc élevé au-dessus du sol ces masses imposantes, hautes de plus de trente pieds, bien taillées, régulières, sans sculptures, sans aucun signe qui précise, qui fasse même soupçonner l’époque probable de leur mystérieuse fondation ? Que sont devenus ces architectes ? À quel dieu, à quel esprit, à quel génie ce temple fut-il consacré ? Car c’était un temple que ce vaste monument de plus de mille pas de circonférence. Aujourd’hui, à côté de ces ruines, surgissent, humbles et inaperçues, des masures sans élégance, sans solidité, et dans les temps reculés pesaient sur le sol des masses imposantes devant lesquelles la tête s’incline avec une pieuse réflexion.

De retour de cette course si intéressante, dans laquelle mon album s’était enrichi, et où Bérard et Gaudichaud m’avaient accompagné, nous nous dirigeâmes vers un torrent signalé par la carte topographique exposée sur les murs enfumés du palais de l’alcade, et roulant entre deux montagnes ses eaux délicieuses et turbulentes. Les plateaux qui l’emprisonnent sont couverts de coquillages brisés, de coraux, de madrépores, et la végétation, vigoureuse au pied, belle sur les flancs, perd en s’élevant de sa force et de sa splendeur. Est-elle bien éloignée, l’époque où la mer couvrait ces monts élevés et silencieux ?

La journée était avancée, brûlante à cette heure, quoiqu’un vent de mer vînt parfois la tempérer[1] ; mais nous avions encore le temps, avant la nuit, de parcourir la ville, où de curieux détails pouvaient nous avoir échappé. Nous nous rendîmes à l’église. Dans une chapelle consacrée à la Vierge brûlent continuellement cinq cierges commis à la garde d’une femme, remplacée successivement par une autre femme, comme une sentinelle succède à une autre sentinelle. Si l’une d’elles laisse éteindre

  1. Voyez les notes à la fin du volume.