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voyage autour du monde.

le feu sacré, elle est sévèrement punie et le séjour de la ville lui est interdit pendant trois mois. Cet usage a été mis en vigueur à l’occasion d’un horrible tremblement de terre qui faillit engloutir Rotta et qui néanmoins respecta l’église. La femme de l’alcade, dont on oublie l’ignorance en la regardant parler, nous raconta que lors de cet épouvantable tremblement de terre, dont les habitants parlent encore avec un saint effroi, une jeune fille dont la vertu faisait la honte de ses compagnes les rassembla toutes sur une place publique, leur reprocha énergiquement les vices auxquels elles se livraient, leur défendit de s’embarquer pour Guham, où elles espéraient trouver un refuge contre la colère céleste, et leur imposa pour toute pénitence l’usage du feu sacré, dont le culte ne s’est pas encore affaibli. À côté de l’image de la Vierge, se montre, auréolé d’étoiles, le véritable portrait de la jeune fille dans une attitude toute belliqueuse. L’ardente apôtre garde pour elle la moitié des prières et de l’encens adressés à la patronne de Rotta.

Le récit de la jolie femme de l’alcade était entrecoupé de signes de croix fort dévotement exécutés chaque fois que le nom de la Vierge ou de la jeune fille s’échappait de ses lèvres ; mais je me hâte d’ajouter, dût-on m’accuser de médisance, que cette religion extérieure était pour elle une affaire d’habitude, et que la senora Rialda Dolorès avait un goût si fervent pour les chapelets et les scapulaires bénits, que nul sacrifice n’eût couté à sa pudeur pour un de ces ornements dont son honnête mari aimait tant à la voir parée.

Il faut bien peindre les murs telles qu’on les a étudiées.

Heureusement pour Dolorès la dévote et pour nous, pécheurs endurcis, que nos provisions étaient loin de s’épuiser, et que notre générosité, bien avérée, n’avait jamais été trouvée en défaut.

Après l’église, complètement délabrée, le couvent contre lequel elle est adossée eut notre visite d’inspection. Nous trouvâmes là, dans une vaste salle, un violon moisi, une guitare fêlée et les débris d’une harpe, instrument favori du dernier prêtre de la colonie. Jugez de leur vétusté ! Les rats nous chassèrent de l’édifice.

Est-ce tout ? Je ne crois pas, car à quoi bon vous dire la profonde tristesse que font naître dans l’âme toutes ces richesses perdues que le pied foule avec amertume, ces plaines immenses de cotonniers dont l’industrie pourrait tirer de si grands avantages ? À quoi bon vous reparler avec enthousiasme de cette beauté mâle et si pleine de vie des jeunes filles de Rotta, d’autant plus à plaindre dans leur isolement, qu’un soleil tropical et une brise de mer toujours rafraichissante doublent encore la sève et l’énergie ? Quelles puissantes colonies on ferait de l’archipel des Mariannes !

Dois-je ajouter, comme contraste au tableau, que j’ai trouvé et dessiné, dans une pauvre cabane éloignée de la ville un malheureux couché