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souvenirs d’un aveugle.

sur une natte, entièrement couvert de loupes, dont l’une entre autres partait des reins, et descendait comme un énorme sac à demi plein de liquide jusqu’à terre ? Cela était horrible à voir, cela était hideux à toucher. Cet homme avait nom Doria ; il se traînait à peine, vivait seul des fruits d’un jardin planté au pied de sa cabane, et était un perpétuel objet d’effroi pour toute la colonie.

Le malheur est plus contagieux encore que la lèpre, chacun s’en éloigne avec horreur et dégoût.

Doria pleura d’amour et de reconnaissance en me voyant partir : il s’aperçut (et en remercia le ciel par un regard) que j’oubliais à dessein deux mouchoirs, un couteau et une chemise au pied de son lit de douleur.

Les Carolins vinrent nous réveiller le troisième jour de notre arrivée à Rotta, et nous nous rendîmes à l’instant sur la rade, escortés par le capitaine Martinez, qui me donna une supplique que je lui promis d’appuyer auprès du gouverneur, de l’alcade et de sa femme, coquettement parée de nos reliques. Je vous l’atteste, il n’y a jamais de départ sans larmes, surtout quand l’adieu doit être éternel.

La brise soufflait avec violence, mais sans rafale, de sorte que nos hardis pilotes ne reculèrent pas devant le péril d’une traversée orageuse, combattue encore par de rapides courants qui nous poussaient à l’ouest[1]. Aguigan passa devant nous, Aguigan la déserte et l’inhabitable, taillée à pic, avec une riche verdure pour couronnement, mais au pied de laquelle le flot mugit sans cesse.

Aguigan disparut à son tour, et devant nous se montra Tinian, l’île des antiquités, illustrée par une page de Rousseau et par le séjour d’Anson, dont l’équipage, vaincu par le scorbut et la dysenterie, retrouva sous ses frais ombrages la vie et la gaieté.

À mon premier regard, tout s’est décoloré, tout a changé d’aspect. Je cherche ces masses imposantes de rimas et de palmiers, si douces, si suaves à l’œil et au cœur : je ne vois autour de moi que des arbustes rabougris. Je veux parcourir ces forêts éternelles et silencieuses qui devaient me rappeler les plus beaux sites de Timor et de Simao, et je ne me promène que sur des débris à demi pulvérisés, criant douloureusement sous ma marche pénible. Partout une nature défaillante ; de tous côtés la vétusté, la misère, le deuil ; Tinian est un cadavre.

Anson et d’autres navigateurs ont donc menti ? Eh bien, non : Anson et les navigateurs ont dit vrai. À mon tour, j’entendrai peut-être des dénégations qui me seront adressées par ceux qui, après moi, viendront visiter cette île si intéressante, si poétique.

Je vais m’expliquer.

  1. Voir les notes à la fin du volume.