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souvenirs d’un aveugle.

n’avons garde d’oublier dans nos témoignages d’affection un tamor des Carolines établi ici depuis quelques années avec sa jolie et belle femme, contre laquelle Mariquitta a longtemps gardé une juste rancune, et, après avoir fait cadeau au chef de l’île de plusieurs images de saints, d’une vierge assez artistement coloriée, nous nous blottîmes de nouveau dans notre cage d’osier, et, sous une pluie fouettante[1], nous cinglâmes vers Guham, où nous avions hâte d’apporter le résultat de nos curieuses observations, et où nous arrivâmes épuisés et meurtris, après une absence de douze jours.

Tinian est, sans contredit, la plus triste et la plus désolée des îles de l’archipel des Mariannes ; mais Tinian est un lieu sacré d’études et de méditations ; et qui sait si, à l’aide de nouvelles recherches dans les îles voisines, Aguigan, Agrigan, Seypan, Anataxan, on ne trouvera pas la morale et peut-être la source du seul document historique à l’aide duquel les lettrés de ce pays expliquent l’élévation et la ruine de ces restes colossaux de temples, de cirques et de palais.

Voici la tradition :

« Toumoulou-Taga était le principal chef de cette île ; il régnait paisiblement, et personne ne pensait à lui disputer l’autorité. Tout à coup un de ses parents, appelé Tjocnanaï, lève l’étendard de la révolte, et le premier acte de désobéissance qu’il donne est de bâtir une maison semblable à celle de son ennemi. Deux partis se forment, on se bat ; la maison du révolté est saccagée, et de cette querelle, devenue générale, naquit une guerre qui renversa aussi ses premiers et gigantesques édifices. »

Vous savez comment les écrivains espagnols de cette époque comprenaient la philosophie de l’histoire.

Notre retour à Guham fut un véritable bonheur pour tous nos amis, qui nous croyaient déjà perdus, car notre absence ne devait pas durer plus de huit jours. Mais ce qui nous toucha profondément, ce fut la joie vive, la gaieté d’enfant que se témoignaient entre eux les Carolins qui venaient de nous piloter avec tant d’adresse et d’audace, et ceux qui, moins habiles, étaient restés à Agagna. Tout cela faisait du bien à l’âme, car c’étaient des caresses si franches, des gambades si juvéniles, des cris si étourdissants, qu’on voyait bien que le cœur jouait le principal rôle dans ces démonstrations si bruyantes.

Un coup de canon, suivi bientôt d’un second et puis d’un troisième, interrompit subitement ces élans de joyeuseté. Les Carolins, attristés, s’arrêtèrent comme frappés de la foudre ; leur physionomie, si franche, si ouverte, s’empreignit d’une profonde teinte d’amertume, et les gestes et les prières qu’ils adressaient chaque jour aux nuages menaçants, ils

  1. Voir les notes à la fin du volume.