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souvenirs d’un aveugle.

art. La main droite du voisin s’appuie sur l’épaule voisine ; le bras gauche est pendant ; et ici commence un chant timide, régulier, coupé par trois syllabes rapides, dont la dernière est plus brève encore et plus fortement accentuée.

Maintenant les têtes s’agitent ainsi que le corps ; les mouvements redoublent, les paroles ont de l’éclat ; les oreilles, dont le cartilage est allongé comme des rubans, serpentent de la nuque à la joue ; on court en mesure l’un contre l’autre, et, échangeant un petit coup de genou sur un genou, on tourne d’abord avec gravité, puis plus vite, puis avec une vélocité extrême ; chacun appuie son pied droit sur la cuisse gauche de celui qu’il tient déjà par l’épaule, et cette évolution continue, accompagnée d’un bourdonnement si gracieux qu’on dirait le murmure d’une source sur de petits cailloux.

À chaque figure, à chaque temps de repos, un Carolin se détachait de ses compagnons en sueur, et venait nous demander d’une voix craintive si nous étions satisfaits. À ma réponse rassurante, qu’il comprenait à merveille, les bons et joyeux danseurs se prenaient à rire et nous disaient en gestes fort intelligents :

« Attendez, vous n’avez encore rien vu. »

Ils avaient raison.

Mais comment donner maintenant une idée de la variété, de l’étrangeté et de l’adresse extraordinaire des jeux dont nous fûmes témoins ? Comment les traduire même imparfaitement ? Essayons toutefois.

Les Carolins, au nombre de seize, se sont rangés sur deux lignes, en face les uns des autres, à peu près à trois pieds de distance. Ils ne rient