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voyage autour du monde.

plus, ils ne s’agitent plus ; ils semblent réfléchir et se préparer à une difficulté ; ils délibèrent s’ils commenceront : ils se décident. Suivons-les de l’œil.

Le premier en tête et son partenaire poussent trois cris : Ouah ! ouah ! ouah ! auxquels ils répondent par trois coups de bâtons appliqués l’un sur l’autre et au-dessus de la tête avec une rapidité égale aux trois syllabes jetées à l’air. Après cela ils se reposent. Le second danseur, avec son vis-à-vis, répète la même figure ; le troisième les imite à son tour, et ainsi de suite jusqu’au dernier.

Il y a ici un repos d’une minute pendant lequel chaque Carolin à l’air de confier un secret à l’oreille de son voisin ; tout à coup le premier en tête et le second de vis-à-vis poussent ensemble trois ouah ! ouah ! ouah ! frappent trois coups de bâtons l’un contre l’autre, ainsi que le second de la première ligne et le premier de la seconde, de telle sorte que les quatre bâtons se croisent sans se heurter, ou l’harmonie est rompue. Le reste de la colonne suit l’exemple qui lui est donne, et il résulte de cette mêlée un cliquetis si bruyant, si régulièrement entremêlé de ouah ! onah ! ouah ! qu’on dirait une admirable mécanique de Maëlzel.

Mais ceci n’est que le prélude. C’est maintenant au premier de chaque rang à s’attaquer avec son bâton au bâton du troisième, et comme les armes se croisent et s’entre-croisent, il faut, pour éviter tout désordre, toute inharmonie, que l’acteur se courbe, se redresse, se glisse jusqu’à la place favorable à ce jeu chorégraphique si difficile, et si palpitant de curiosité. Les passes du premier sont immédiatement singées par le second, puis par le troisième, jusqu’au dernier, en sorte que de ces passes et contre-passes, de ces coups frappés si méthodiquement, de ces ouah ! ouah ! ouah ! modulés seulement sur trois notes, de cette folle gaieté qui préside à la danse, car on appelle cela une danse, il résulte, dis-je, un chaos parfaitement harmonie de têtes, de bras, d’épaules, se mouvant dans un labyrinthe de coups de bâtons qui volent et se heurtent avec violence, un tableau merveilleux que je rougis de vous avoir présenté avec tant d’imperfection et de mollesse.

Ces innocents combats, cette délicieuse musique, durèrent une demi-heure ; les danseurs étaient haletants, mais ils se reposèrent joyeux et à l’aise, en présence de notre étonnement et de notre admiration.

Et toutefois je ne vous ai pas dit l’épisode le plus curieux de cette fête d’amis, de famille. Oh ! vraiment, il faudrait un historien à ce peuple si exceptionnel au milieu de tant de hordes farouches, et devant lequel toute nation civilisée doit courber la tête.

Parmi les danseurs, il y avait plusieurs rois, celui entre autres qui m’avait sauvé d’une mort certaine à Rotta : il occupait la première place dans la danse, et il en était digne par sa souplesse et son habileté. Mais un tamor, son égal, boiteux depuis un an par suite d’une chute du haut