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souvenirs d’un aveugle.

d’un cocotier, voulut aussi jouer son rôle dans la fête, et se fâcha assez vivement quand on s’y opposa. Eh bien ! malgré sa honte, sa colère et ses petites fureurs toutes princières, ses sujets ameutés l’éloignèrent en riant de la lice ouverte, et dont il aurait à coup sur dérangé l’harmonie. Le tamor répudié se vit donc forcé de renoncer à se mêler à la danse de ses sujets, et quelques instants suffirent pour lui faire oublier la révolte sous laquelle il avait été contraint de se courber.

Nos monarques d’Europe ne s’accommoderaient guère de semblables privautés ; mais les Carolins sont si loin de nous !

Avant de vous dire les danses des Sandwichiens, qui furent ajoutées par M. Médinilla à celles des Tchamorres et des Carolins, que je vous apprenne comment ces malheureux se trouvaient ici serviteurs de tous, battus, traqués en tous lieux et déchirés de profondes blessures ; leur infortune première ne les a pas protégés contre les brutalités du valet Eustache, à qui le ciel, dans sa clémence, ne veuille infliger que la millième partie des tortures qu’il a fait subir sur cette terre !

Un navire, Maria (de Boston), parti d’Atoaï, une des îles Sandwich, fut poussé par les vents sur Agrigan, où il se perdit. L’équipage, composé d’Américains et de Sandwichiens, parvint à aborder, et, comme dans ces catastrophes les rangs sont nivelés, l’autorité du capitaine se trouva bientôt méconnue : une révolte eut lieu ; les Américains armèrent une chaloupe, et se livrèrent courageusement aux flots. Il paraît que les flots ne leur furent pas favorables, car on n’a pas appris depuis lors ce qu’ils sont devenus. La mer cache si bien ses secrets !

Quant aux autres, aidés du climat et de la richesse du sol, ils vécurent quelque temps sur cette île fertile, mais constamment agitée par des secousses volcaniques, et ils auraient peut-être fini par y fonder une colonie, à l’aide des douze ou quinze femmes qui les avaient suivis dans leur navigation, lorsqu’un brick espagnol, parti de Manille pour Agagna, passa assez près d’Agrigan pour y voir les pauvres naufragés, qu’il prit à son bord et qu’il porta à Guham. Hélas ! mieux eût valu pour ces infortunés qu’on ne les découvrit jamais !

Les voilà ; car tout malheureux qu’ils sont, il faut qu’ils nous amusent, il faut qu’ils s’amusent comme nous, puisqu’on leur en intime l’ordre précis ; s’ils ne dansaient pas, ils seraient fouettés jusqu’au sang : aussi vont-ils danser.

Les femmes ne sont point debout, mais accroupies sur leurs talons ; c’est encore une danse, mais alors il est exact de dire que l’on danse aux Sandwich avec les bras, la tête et le corps seulement. Les jambes sont ici un objet de luxe ; on peut s’en passer.

Face à face ou sur une seule ligne, elles se regardent avec deux yeux menaçants, les narines ouvertes, les lèvres frémissantes. Un cri sinistre s’échappe bondissant de leur poitrine, et le combat s’engage : une meute